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Actualités du scepticisme (IV) Au cœur des controverses religieuses (1) : l’argumentation protestante

Au cœur de l’opposition entre catholiques et protestants, la redécouverte du scepticisme antique prend une place centrale pour l'établissement du critère de la vérité religieuse. Au vu de la pluralité des prétendants, qu’est-ce qui permet en effet au fidèle de choisir entre les Églises ?

Le scepticisme joue un rôle particulier et distinctif au cours de la période qui va des disputes religieuses menant à la Réforme aux systèmes métaphysiques modernes qui se développeront au XVIIe siècle – et ce parce que la crise intellectuelle déclenchée par la Réforme coïncide avec la redécouverte et la renaissance des arguments du scepticisme grec. On observe à partir du milieu du XVe siècle et de la découverte de manuscrits de Sextus un renouveau d’intérêt pour le scepticisme antique et son application aux problèmes de l’époque.

Une des voies principales qui permettent au scepticisme antique de pénétrer dans la pensée de la fin de la Renaissance est la querelle de la Réforme portant sur le critère correct de la connaissance religieuse, alors appelé « règle de la foi ». La dispute ressuscite un des problèmes classiques des pyrrhoniens grecs, à savoir celui du critère de la vérité. La redécouverte aux XVe et XVIe siècles des écrits de Sextus Empiricus permet aux arguments et aux idées des sceptiques grecs de s’intégrer aux soubassements philosophiques fondamentaux de la controverse religieuse. Née de disputes théologiques, la question du critère de la vérité se pose ensuite à propos de la connaissance naturelle, menant à la crise pyrrhonienne* du début du XVIe siècle.

Cette question de la justification d’un critère de la connaissance religieuse vraie et certaine est en partie soulevée par Savonarole lors de son conflit de 1497-1498 avec l’autorité du pape. Elle l’est davantage encore par Martin Luther durant les premières années de sa rupture avec Rome.

Ce n’est que graduellement que Luther, qui cherche d’abord à obtenir des réformes à l’intérieur même de la structure de l’idéologie catholique, devient le chef de la Réforme en rejetant l’autorité de l’Église romaine. Lors de ses premières protestations contre des principes catholiques tels que les indulgences ou l’autorité du pape, Luther ne remet pas en cause le critère défendu par l’Église, selon lequel les propositions religieuses doivent être jugées en fonction de leur compatibilité avec la tradition, les conciles et les décrets des papes.

Les Quatre-vingt-quinze Thèses et la lettre adressée au pape Léon X s’efforcent de montrer que c’est d’après les critères mêmes défendus par l’Église que certaines des pratiques de l’Église ainsi que leurs justifications sont erronées, et que lui, Luther, a raison.

Cependant, lors de la dispute de Leipzig en 1519 et dans ses écrits de 1520 (Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande et Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église), Luther franchit le pas décisif consistant à rejeter la règle de la foi définie par l’Église et à avancer un critère radicalement différent de la connaissance religieuse. C’est alors que celui qui n’avait fait jusque-là que gonfler les rangs des réformateurs en s’élevant contre les abus et la corruption d’une bureaucratie sur le déclin devient le chef d’une révolte intellectuelle qui secouera les fondations mêmes de la civilisation occidentale.

Johann Eck, qu’il a pour adversaire à Leipzig, raconte avec horreur que Luther va jusqu’à rejeter l’autorité absolue du pape et des conciles et à affirmer que rien n’empêche une doctrine condamnée par un concile d’être vraie, les conciles pouvant se tromper puisqu’ils ne sont jamais composés que d’hommes. Le Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande va encore plus loin en refusant d’admettre que le pape puisse être la seule autorité religieuse. Il affirme bien plutôt que toute la chrétienté a un Évangile et un Sacrement uniques, que les chrétiens ont tous « le pouvoir de discerner et de juger ce qui est vrai ou non dans le domaine de la foi », et que l’Écriture sainte a priorité sur le pape lui-même lorsqu’il s’agit de déterminer quelles actions et conceptions religieuses sont adéquates.

Dans son Prélude sur la captivité, Luther exprime encore plus clairement son refus fondamental du critère de la connaissance religieuse adopté par l’Église : « Je vis que les opinions thomistes, qu’elles fussent approuvées par un pape ou par un concile, n’étaient jamais que des opinions et ne devenaient pas des articles de foi, quand bien même un ange venu du Ciel en déciderait autrement. Car si ce qui ne repose ni sur l’autorité de l’Écriture sainte ni sur celle de la Révélation peut être cru en tant qu’opinion, il n’y a aucune obligation à le croire. »

Enfin, Luther énonce son nouveau critère sous sa forme la plus dramatique lorsqu’il refuse de revenir sur ses affirmations à la Diète de Worms en 1521 : « Votre Majesté Impériale, Messieurs, vous me demandez une réponse simple. La voici, simple et sans artifice. À moins que je ne sois reconnu coupable d’erreur par un témoignage de l’Écriture sainte ou (comme je ne place aucune confiance en la seule autorité du pape et des conciles puisqu’il est évident qu’ils se sont souvent trompés et se sont souvent contredits) que, par un raisonnement manifeste, je ne sois coupable devant l’Écriture sainte à laquelle je me remets, je ne peux ni ne veux abjurer quoi que ce soit car agir contre notre conscience n’est ni sûr pour nous ni possible. Telle est ma position. Elle ne saurait être autre. Que Dieu me porte secours. Amen. »

Dans cette proclamation de la liberté du chrétien, Luther définit un nouveau critère de la connaissance religieuse : est vrai ce que la conscience est inévitablement conduite à croire en lisant l’Écriture sainte. Voilà qui dut paraître incroyable à des catholiques comme Johann Eck. Pendant des siècles, affirmer qu’une proposition énonce une vérité religieuse signifie que la proposition en question a le soutien de la tradition de l’Église, du pape et des conciles. Affirmer que ces critères ne sont pas infaillibles dut sonner comme le rejet des règles de la logique. Abandonner les critères traditionnels, c’est se priver du seul moyen de déterminer la vérité d’une proposition religieuse. Suggérer que ces critères ne sont pas infaillibles revient déjà à adopter un nouveau critère à l’aune duquel ils pourraient être jugés, et ainsi à rejeter l’ensemble du cadre qui, des siècles durant, a défini l’orthodoxie.

Dès lors qu’un critère fondamental est mis en question, comment savoir laquelle de ses alternatives doit être acceptée ? Sur quoi s’appuyer pour défendre ou réfuter les assertions de Luther ? Toute prise de position présuppose un autre critère permettant de juger du problème en question. Le rejet par Luther des critères de l’Église et le nouveau critère de la vérité religieuse qu’il avance constituent un exemple particulièrement clair du problème du critère dont parle Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes : « Pour que le désaccord qui existe sur le critère fasse l’objet d’une décision, il faut que nous ayons un critère sur lequel nous soyons d’accord, par lequel nous pourrons prendre une décision sur ce désaccord. Et pour que nous ayons un critère sur lequel nous soyons d’accord, il faut d’abord que le désaccord sur le critère ait fait l’objet d’une décision. Ainsi l’argument tombe-t-il dans le diallèle, et la découverte du critère devient aporétique, puisque nous n’accordons pas aux Dogmatiques de prendre un critère par hypothèse, et dans le cas où ils voudraient arriver à une décision sur le critère par le critère, nous les renvoyons à la régression à l’infini. »

Le problème de la justification d’un critère de la connaissance véritable ne se pose pas tant qu’il existe un critère qui se trouve à l’abri de toute contestation. Mais dans le contexte d’une révolution intellectuelle comme celle dont il est question ici, le simple fait de poser le problème peut mener à une crise pyrrhonienne* insoluble à mesure que les diverses techniques de Sextus Empiricus sont explorées et mises en œuvre. La boîte de Pandore ouverte par Luther à Leipzig allait avoir des conséquences d’une portée considérable, allant au-delà du domaine théologique pour affecter l’ensemble du panorama intellectuel de l’Occident.Quelles preuves apporter pour la défense d’un critère fondamental ? La valeur des preuves dépend du critère, et non l’inverse. Certains théologiens, tel saint Ignace de Loyola, essayent de refermer la boîte en insistant sur le fait que, « afin d’être à l’abri de toute erreur, nous devons toujours être disposés à croire que ce qui nous apparaît blanc est noir, si l’Église hiérarchique le décide ainsi ». Cela cependant ne justifie pas le critère, mais ne fait que caractériser ce en quoi il consiste.

Le problème demeurait donc. Pour être capable de reconnaître la foi véritable, il fallait un critère.

Mais à quoi reconnaître le vrai critère ? Les innovateurs et les conservateurs sont les uns et les autres confrontés au même problème. Ils s’y attèlent généralement en attaquant le critère de leur adversaire : Luther attaque l’autorité de l’Église en montrant l’incohérence des conceptions de cette dernière ; les catholiques essayent de démontrer que la conscience n’est guère fiable et que, sans être guidé par l’Église, il est difficile de discerner le véritable sens de l’Écriture sainte. Enfin, chaque camp tire l’alarme quant à la catastrophe intellectuelle, morale et religieuse qui adviendrait si le critère du camp adverse était adopté.

Des disputes similaires étaient apparues quelques années auparavant lors du conflit entre le frère dominicain Jérôme Savonarole et les autorités papales. Au cours de la période durant Savonarole exerce le pouvoir politique et théologique à Florence, il affirme être doté d’une connaissance prophétique particulière justifiant son mouvement de réforme matérielle et spirituelle. Alors qu’il devient de plus en plus véhément dans sa dénonciation du comportement du pape, tout en justifiant ses affirmations par sa connaissance prophétique et sa lecture des Écritures, il finit par être excommunié. Savonarole refuse alors d’accepter l’autorité papale et insiste sur le fait qu’il a raison et que le pape a tort. Il franchit alors une étape qui a peut-être conduit à une pré-réforme avec sa tentative d’obtenir des chefs religieux et politiques qu’ils se joignent à lui dans l’élaboration d’une nouvelle autorité religieuse et d’une nouvelle base pour juger de la connaissance religieuse.

Le procès et l’exécution de Savonarole mettent rapidement fin à sa rupture avec l’autorité catholique traditionnelle, de sorte que nous ne savons pas s’il aurait suivi le chemin emprunté plus tard par Luther. Un fait particulièrement intrigant est que des recherches récentes ont révélé qu’en 1494 Savonarole, au plus fort de son conflit avec la papauté, ordonne à trois de ses moines de préparer une édition latine des écrits de Sextus Empiricus. Si l’on ne dispose d’aucune preuve que ce projet fut mené à son terme, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de la première fois à la Renaissance que le pyrrhonien grec est convoqué dans les discussions théologiques de l’époque.

Richard H. Popkin

Extrait de l'introduction de son Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle, traduit par Benoit Gaultier pour les éditions Agone, coll. « Banc d'essais », 2019.