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Croyances et vices du savoir (II)

— Après cette digression littéraire, revenons à votre livre sur LesVices du savoir. La notion de croyance semble être à cheval à la fois sur l’épistémologie (la recherche de la vérité) et sur l’éthique (la recherche du bien). La thèse que vous défendez au début de ce livre consiste à dire qu’il y a à la fois disjonction et corrélation entre le niveau épistémologique et le niveau éthique des croyances. Pourriez-vous préciser en quelques mots ce point ?

— C’est tout le problème de l’éthique de la croyance. Selon certains, elle est partie intégrante de l’éthique : on peut se comporter bien ou mal, de manière louable ou blâmable, vertueuse ou vicieuse, dans le domaine intellectuel tout comme dans le domaine pratique éthique proprement dit ; et les erreurs, l’irrationalité ou le défaut de jugement sont des fautes ou des manquements aux obligations exactement au même sens quand il s’agit de juger que quand il s’agit d’agir, car les jugements sont des actions, et ceux qui sont mauvais intellectuellement son mauvais moralement. Selon d’autres, nos évaluations de nos croyances et de nos jugements dans le domaine théorique n’ont rien à voir avec nos évaluations dans le domaine pratique, et confondre les deux c’est mettre de la valeur dans le domaine des faits, de l’axiologie dans la science, et franchir la ligne rouge entre l’être et du devoir être que Hume nous a jadis interdit de franchir.

Selon moi, les deux positions sont erronées : nos croyances et nos jugements, nos raisonnements et nos hypothèses ne sont pas des actions ; et elles ne sont pas évaluables de la même manière – même si elles comportent une dimension active et pratique. Le domaine épistémique a ses valeurs propres, la recherche du vrai et de la connaissance, et ses normes propres, celle de la preuve. Le recherche intellectuelle n’est pas justiciable des mêmes évaluations que la poursuite morale : les savants ne sont pas des héros ou des saints ; et on peut être une personne remarquable dans le domaine moral sans être une personne qui a de grandes capacités ou réalisations dans le domaine de l’intellect – enfin, tout le monde sait qu’il y a des savants méchants ou malveillants. Les domaines ne sont pas isomorphes. Les raisons pratiques ne sont pas la même chose que les raisons théoriques. Et les valeurs cognitives ne sont pas par elles-mêmes des valeurs éthiques.

Les philosophes qui ont introduit de grandes confusions dans ce domaine sont les pragmatistes et les instrumentalistes, qui pensent qu’on doit évaluer nos croyances et nos productions intellectuelles à la lumière de leurs conséquences dans le domaine pratique ; et les aristotéliciens, qui entendent affirmer l’unité des vertus et du domaine de l’action. Tous deux pensent la vie éthique selon un modèle eudémonique. Il y a évidemment des pragmatistes et des aristotéliciens plus ou moins radicaux. Ma propre position refuse à la fois la coupure radicale entre éthique et épistémologie que propose le positivisme – d’un côté la recherche du vrai, de l’autre celle du bonheur et du bien ; mais aussi l’unification des deux que proposent des conceptions eudémoniques, dont les conceptions aristotéliciennes et chrétiennes – mais aussi marxistes (la science doit servir au bonheur des opprimés). J’essaie de définir la place intermédiaire (je ne dis pas moyenne car elle n’est pas modérée ou tiède) qu’occupent les exigences propres à la vie de l’intellect vis-à-vis des valeurs pratiques.

La première chose à faire est de refuser le pragmatisme et d’admettre l’incommensurabilité des raisons pratiques et des raisons épistémiques. La seconde est de bien séparer le domaine des normes et devoirs intellectuels de celui des devoirs et normes de l’action. Il y a des valeurs et des normes et des raisons dans les deux domaines, mais ils n’ont pas la même forme. Faire une erreur ou être irrationnel ne vous rend pas fautif ou vicieux, et être bon au sens éthique ne vous rend pas intelligent pour autant. Mais il faut un certain discernement pour éviter les erreurs et mener une vie éthiquement ; et il faut de bonnes dispositions. C’est là qu’intervient la vertu aristotélicienne et ses vices correspondants. C’est l’attitude ou les attitudes qu’on adopte, certaines de manière spontanée, d’autres de manière réfléchie, vis-à-vis de ses dispositions de premier degré, qui déterminent la responsabilité, et par là le degré de vice et de vertu. Les conduites vertueuses ou vicieuses ne sont pas uniformes, mais dans chaque domaine, épistémique et éthique, il y a des devoirs propres.

— Votre livre se structure en deux parties : « Raisons de croire et éthique de la croyance » et « Les prospérités du vice intellectuel ». La première partie est plus théorique et plus analytique (vous y précisez notamment votre position évidentialiste que vous annoncez dans l’introduction) ; la seconde se centre davantage sur des exemples et des cas pratiques, parfois liés à des enjeux contemporains : curiosité, foutaise, snobisme, bêtise. J’ai l’impression que ces deux parties correspondent aux deux Pascal Engel : le philosophe analytique, professeur, spécialiste de Frege, Kripke et de Davidson (entre autres), d’un côté ; et de l’autre celui qui se situe dans la filiation de Benda, René Pommier et Revel, ironiste, polémiste et satiriste – oserais-je dire moraliste ? Disons le Pascal Engel de l'EHESS et l'Ange Scalpel du blog « La France byzantine » (dont je recommande la lecture). Comment ces deux dimensions s’articulent-elles dans votre livre et votre pensée en général ?

— En effet, selon moi le domaine de l’éthique de la croyance ne se limite pas à une réponse à la question « Que doit-on croire ? » ou de savoir s’il y a des devoirs en matière de croyance – problèmes que discutent les philosophes depuis Locke (au livre IV de l’Essay) et surtout depuis Clifford (dont on a traduit récemment le célèbre « The Ethics of belief » et la réponse que lui donna James dans « The Will to believe », sous le titre L’Immoralité de la croyance religieuse). En général, on trouve trop exigeant le réquisit « évidentialiste » (« evidence » signifiant « preuve ») de Clifford (« On a tort, toujours et partout, de croire sans preuves suffisantes ») ; et trop permissive la réponse de James, qui admet qu’on peut croire pour des raisons « prudentielles ». On ne peut pas répondre à ces questions sans analyser un peu la nature de la croyance.

C’est d’abord une disposition à agir (comme le soutenaient Peirce et Ramsey), mais elle ne s’y réduit pas car elle a une composante normative : elle est correcte quand elle est vraie et elle répond à des raisons. Je passe pas mal de temps dans la première partie de mon livre à discuter ce point (qui ne va pas de soi) et à défendre, contre les philosophes fonctionnalistes et pragmatistes, l’idée que la croyance n’a pas seulement un rôle motivationnel et que les raisons de croire ne sont pas des raisons pratiques. Je considère qu’il y a une essence de la croyance – contre ceux pour qui c’est un état indéterminé. L’éthique de la croyance de premier niveau (ou éthique première) énonce la nature des normes de la croyance, qui sont la vérité, et en dernière instance le savoir. Mais ces normes, qui sont a priori, ne prescrivent en elles-mêmes aucune obligation spécifique de croire de telle ou telle manière ou de former ses croyances de telle ou telle façon. Ce niveau d’éthique de la croyance ne s’appuie sur aucun type de théorie de la connaissance spécifique ; et elle n’a pas à discuter cette question – même si j’ai donné une réponse dans mon livre Va savoir [1].

Ce n’est qu’à un second niveau qu’on peut formuler l’éthique de la croyance proprement dite, c’est-à-dire comme conception de la manière de se comporter en matière de jugement, de connaissance et d’enquête. Cette éthique seconde, comme je l’appelle, n’est plus simplement une théorie des normes et des raisons de croire, c’est aussi une théorie de ce qu’il est bon de croire quand on juge et quand on s’engage dans une entreprise intellectuelle quelconque. Elle doit inclure, à la différence de l’éthique première, une théorie des vertus comme autant de manières de croire et de se comporter, si je puis dire, doxastiquement. C’est là que je rejoins en partie les théories de type aristotélicien, et plus exactement ce que l’on appelle aujourd’hui l’« épistémologie des vertus », qui font des vertus des excellences issues de dispositions que l’agent cultive. Mais je ne formule pas, dans ce livre du moins, une théorie complète des vertus – comme le font des auteurs contemporains tels que Linda Zagzebski, Jason Baehr ou, en France, Roger Pouivet. Le seul moment où je discute un peu la théorie positive des vertus intellectuelles, c’est avec Descartes, auquel je consacre un court chapitre. Je ne produis aucune théorie positive des vertus, comme celles qu’on analyse souvent (humilité, honnêteté intellectuelle, prudence, courage, patience intellectuelle).

Vous noterez, par ailleurs, que les nomenclatures diffèrent beaucoup d’un auteur à l’autre, y compris dans la tradition thomiste. Je me contente d’examiner un certain nombre de vices comme la curiosité oiseuse, le snobisme, la sottise, le snobisme et l’arrogance, qui sont tous, comme l’impertinence, le bavardage et le bullshit (la foutaise), des vices de l’indifférence au vrai et au savoir. Les vertus correspondantes se dessinent en creux : curiosité intellectuelle, justesse du jugement, sobriété, humilité sans fausse modestie. Mon approche n’est qu’en partie aristotélicienne : les vertus et les vices concernent la formation des croyances conduite de l’enquête, et sont d’abord déterminées par nos devoirs envers la vérité et le savoir. Elles relèvent des maximes moyennes où ces devoirs s’appliquent à la vie commune de l’esprit. Mais quand il s’agit de formes profondes d’indifférence à la vérité et de perversion de l’intellect, j’admets, comme les aristotéliciens, une forte part de volonté et de liberté dans le caractère vicieux.

— Un point central sur lequel vous insistez (et qui explique le titre de votre ouvrage) est que des attitudes comme la foutaise, le snobisme ou la bêtise (vous avez écrit aussi il y a quelques années un texte intitulé « L’avenir du crétinisme [2] ») ne sont pas des erreurs mais bel et bien des vices. Ce que disait déjà, en un sens, Musil dans sa fameuse conférence (de 1936) sur la bêtise, qui n’est pas, selon lui, défaut d’intelligence mais de volonté. En fait, on pourrait dire que vous défendez une forme d’antisocratisme moral : non pas « Nul n’est méchant volontairement » mais plutôt « Nous sommes tous idiots volontairement ». Est-ce que je me trompe ? Mais à ce moment-là, que faites-vous des facteurs de déterminisme social (environnement familial, éducation) qui font qu’un individu va pouvoir plus ou moins développer son intelligence selon qu’elle sera stimulée ou pas ? Est-ce vraiment toujours notre faute si nous sommes des crétins ?

— En effet, la bêtise est un peu au centre de mon livre, et j’en fais un vice. Mais toute mon analyse (qui doit beaucoup à celle de Kevin Mulligan) consiste à en distinguer deux niveaux : un niveau de base, portant sur les compétences et la rationalité (ou plutôt l’absence de compétence et de rationalité de l’agent stupide), qui consiste en des dispositions cognitives qui ne sont pas sous le contrôle de l’agent (ici déficientes) et un second niveau, réflexif, largement sous le contrôle de l’agent. Ce double niveau se reproduit pour toutes les vertus et les vices (et ici je suis essentiellement les épistémologues de la vertu comme Enest Sosa et John Greco). Le niveau de base, c’est la bêtise comme erreur et irrationalité – comme le dit Kant, « à ce vice il n’y a point de remède », ou, pour parler comme le grand vizir Iznogoud, « cantonnier Bêthcépourlahvi »). Cette bêtise n’est pas nécessairement un vice, car elle est involontaire et on n’en est pas responsable. Le niveau supérieur, si l’on peut dire, est la bêtise comme sottise, qui est largement volontaire, ce que Musil appelle la « bêtise sophistiquée » ou « savante », parfaitement compatible avec une grande intelligence comme faculté, et que Malebranche attribuait aux « savantasses », Molière aux sots prétentieux comme Trissotin et aux sottes savantes Bélise et Philaminte. Nous ne sommes pas idiots, bêtes ou imbéciles volontairement, mais nous sommes sots (et vaniteux, arrogants, snobs ou impertinents – car ce sont des variétés de sottise) volontairement. La même division se retrouve dans les esprits faux dont parlaient Pascal et Voltaire : il y a un certain type d’esprit faux qui raisonne mal, par déficience ; et il y a un autre type qui s’obstine à raisonner mal, et qui est amoureux de sa fausseté même. C’est en effet plus aristotélicien que platonicien, car ce type de bêtise sophistiquée peut être décrit comme une forme d’incontinence ou de faiblesse de la volonté. C’est à ce second niveau qu’appartient le vrai vice intellectuel.

La question que vous posez est très pertinente : qualifier quelqu’un de crétin est-il une bonne explication ? Non, en deux sens. Premièrement, les explications par le caractère, vertueux ou vicieux, sont secondes par rapport aux explications par les raisons : la bêtise est insensibilité aux raisons et aux normes épistémiques. Deuxièmement, ce n’est pas une explication ultime. On peut être bête ou crétin au sens d’irrationnel ou de manque de jugement parce qu’on a été ainsi disposé socialement : par exemple, parce qu’on n’a pas eu d’éducation suffisante ; ou si l’on est soumis aux biais et aux illusions cognitives (comme la société digitale nous y pousse). On peut l’être aussi parce qu’on appartient à un certain milieu : par exemple, parce qu’on est un bourgeois gentilhomme ou un snob. Dans tous ces cas, des explications par des structures de comportement ou des structures sociales sont essentielles. Mais elles sont aussi des « attitudes » que les agents adoptent : ils en sont à ce titre responsables – comme l’avait vu Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir [3] (notion que je trouve plus intéressante que l’« habitus » bourdieusien).

Je ne prétends donc pas que les explications par le caractère soient nécessaires ni même suffisantes. Mais elles ont leur place quand il s’agit d’examiner, non pas les causes générales et structurantes, mais les causes singulières, en histoire et en sociologie. Par exemple si Custer et Lord Cardigan n’avaient pas été des crétins vaniteux, ils n’auraient pas conduit leurs hommes au désastre à Little Big Horn ou à la Balaklava. Si George W Bush n’avait pas été un idiot, il n’aurait peut-être pas conduit les États-Unis dans la seconde guerre du Golfe. Et quiconque a un peu fréquenté les milieux universitaires sait que la présence d’un professeur imbécile suffit à détruire un département tout entier.

J’en dirai autant de la vie intellectuelle d’aujourd’hui : il y a des causes structurelles de bêtise qui rendent en général les gens idiots et qui tiennent au système médiatique, aux réseaux sociaux qui favorisent le bullshit à grande échelle, à la distribution du pouvoir qui donne aux média un empire sans limites sur la vie intellectuelle (ou plus exactement le pouvoir de l’anéantir), et il y a aussi les stratégies particulières des intellectuels, par exemple nos intellectuels médiatiques, qui sont responsables de leur crétinisme. J’esquisse quelques éléments dans le dernier chapitre sur les vices politiques, mais il y aurait bien plus à dire. Et le but de ce livre n’est pas de commenter les tendances récentes de notre culture digitale, ni l’actualité.

— Le 10 avril 2018 vous avez prononcé au Collège de France, dans le cadre du colloque « Scepticisme et épistémologie sociale », une conférence dont le titre m’avait alléché : « Peut-on être en désaccord avec un crétin ? ». Cette conférence n’a fait malheureusement l’objet d’aucune captation audio ou vidéo. Pouvez-vous me dire en deux mots la réponse que vous proposiez à cette question ?

— Je n’ai pas publié cette conférence parce que je n’étais pas sûr de mes idées. Il est pénible qu’aujourd’hui les conférenciers se fassent sans cesse podcaster et utuber dans la minute, leur interdisant d’essayer leurs articles devant des publics variés pour les publier ensuite. Cette dérégulation permanente de la vie intellectuelle, soumise à l’image, est un des vices du savoir.

Le propos de cet exposé était d’examiner ce qu’on appelle l’« épistémologie du désaccord » (en fait un lointain descendant des tropes pyrrhoniens) : à quelles conditions un désaccord peut-il être rationnel, et si vos « pairs épistémiques » sont en désaccord avec vous, devez-vous renoncer à vos jugements et vous accorder avec eux ? Ils peuvent avoir plus d’information que vous, ou moins, et avoir de meilleurs jugements. Faut-il conserver ses positions initiales, au risque d’être dogmatique ? Et quand vous avez affaire à ces crétins, ou à des gens que vous jugez tels, faut-il réviser vos jugements ? A priori, il n’y a aucune raison de se conformer, ni même de ne pas se conformer, au jugement d’un crétin. Et pourtant un crétin peut, comme Caliban, avoir un peu de jugement et de raison. Il peut, comme Bouvard et Pécuchet, être très savant. Et un sujet rationnel doit aussi être capable de reconnaître ses propres moments de crétinerie. Pourtant, peut-il, s’il est rationnel, croire qu’il est stupide ? Il ne le peut pas, sauf à admettre sa propre irrationalité. En fait je ne peux même croire que je suis stupide, de par la nature même de la croyance. Voilà le genre de questions que je me posais. Je ne prétends pas voir obtenu une réponse, mais je serais tenté d’avoir sur ce sujet une réponse un peu paradoxale et déprimante : on ne peut être en désaccord avec un crétin parce qu’on est forcé d’être toujours d’accord avec lui.

— Les vices du savoir ne sont pas des erreurs, ce ne sont pas non plus des maladiesqu’on pourrait « soigner » ou « guérir ». Dans un entretien radiophonique sur France Culture, le 11 juin dernier, vous déclariez ainsi que, ce qui vous séparait de votre maître Jacques Bouveresse, c’était au fond la conception thérapeutique de la philosophie issue de Wittgenstein. Pourquoi ? Pourriez-vous préciser de façon générale votre rapport à Wittgenstein, un auteur sur lequel vous avez au total assez peu écrit ? Que retenez-vous de lui ? Et que critiquez-vous chez lui ?

— Je suis un peu étonné que vous disiez que j’ai peu écrit sur Wittgenstein. C’est par lui, grâce à Jacques Bouveresse que j’ai abordé la philosophie analytique dans les années 1970 – même si j’avoue que j’ai toujours préféré Russell (qu’enseignait Vuillemin) ou Ramsey – et je n’ai jamais cessé d’être stimulé par ses idées, même s’il n’a pas exercé sur moi la fascination qu’il a exercée sur certains en France. Certes je l’ai peu commenté comme auteur, car je n’ai pas beaucoup de goût pour l’exercice auquel semblent se consacrer la plupart de ses disciples, qui consiste à faire de l’herméneutique de ses manuscrits posthumes, mais j’ai en fait beaucoup discuté ses arguments, ou ceux qu’on a prétendu tirer de lui ; et à de nombreuses occasions j’ai discuté des auteurs proches de lui, comme Mc Dowell, Kenny ou Hacker. J’ai notamment écrit des essais où je rejette son « scepticisme quant aux règles ». J’ai discuté sa théorie de la signification comme usage. J’ai rejeté, dans Philosophie et psychologie, sa prétendue réfutation des théories fonctionnalistes et « cognitivistes » du mental. J'ai défendu contre ses disciples l’idée que les raisons peuvent être des causes, écrit plusieurs essais contre sa théorie du doute et des certitudes primitives. Je me suis opposé à sa philosophie de la logique néo-conventionnaliste dans La Norme du vrai et dans mes essais sur l’inférence logique. J’ai publié il y a une dizaine d’années un article, « The trouble with W*ttg*nst**n », qui manifestait toute ma distance avec ce que l’on appelle son « quiétisme », son refus des théories – particulièrement en métaphysique et en éthique. Je n’aime pas beaucoup non plus l’usage qu’on a fait de lui comme d’un nouveau sceptique ou d’un proto-pragmatiste. Ma position sur ce qu’on appelle la part « mystique » de sa pensée est la même que celle de Ramsey : « Ce dont on ne peut parler on ne peut pas le siffler non plus. »

Mais vous avez raison d’évoquer Wittgenstein au sujet de cette question de l’éthique intellectuelle, car il est en effet, comme nombre d’auteurs de la tradition autrichienne sur lesquels a écrit Jacques Bouveresse, très occupé de la droiture de la pensée, de ses exigences morales, et des manières de corriger les abus, déviations et manquements au bon fonctionnement de l’intellect, particulièrement philosophique. Wittgenstein disait souvent que son travail consistait à expulser les propriétaires de logement insalubres pour les rendre habitables de manière digne. On présente souvent son approche de la philosophie, mais aussi de la culture en général, comme « thérapeutique » : il s’agit de soigner les maladies de l’entendement d’une époque, en particulier chez les philosophes, qui sont sans doute selon lui plus malades encore que les autres représentants putatifs de l’esprit. Et il me semble que, d’un point de vue wittgensteinien, on peut considérer les vices du savoir comme relevant, plutôt que d’une éthique de la pensée, d’une certaine nosologie de la culture. Peut-être, suggèrera un fidèle de l’ami Ludwig, que ce que je désigne comme des vices sont surtout des maladies. Et peut-être que, comme pour les maladies, il est mieux de prescrire des remèdes, ou même d’attendre que cela passe, plutôt que de blâmer le malade ou en appeler au réarmement moral. Au fond, peut-être vaut-il mieux prendre des mesures sanitaires pour éviter ces maladies de l’esprit. C’était ce que disait un personnage de Tchekhov face à une dame qui manifestait une forme de bavardage et d’insensibilité au vrai. Peut-être n’y a-t-il pas vraiment d’éthique de l’intellect mais plutôt une certaine pratique de l’hygiène intellectuelle, du travail sobre et sain.

Cette hygiène fait sans aucun doute partie de l’éthique de l’intellect, mais à mon sens elle ne s’y réduit pas. L’une des constantes de la pensée de Wittgenstein est de tenir l’éthique comme quelque chose que l’on ne peut dire, ni théoriser, mais seulement vivre. Je crois que c’est la position de Bouveresse également, même s’il n’a jamais cessé d’écrire comme un Kulturkritiker, dans ses livres sur Musil et Kraus notamment. Il n’a pas cessé, en un sens, de faire de l’éthique intellectuelle dans la plupart de ses livres, mais sans jamais prendre la posture du moraliste, en indiquant seulement, par l’exemple, pourquoi les choses vont mal et comment elles pourraient aller mieux. J’apprécie cette attitude, elle n’a cessé de m’inspirer, mais pour ma part, je ne vois aucune difficulté à théoriser sur l’éthique, en analysant les théories des devoirs, du bien, et des normes épistémiques comme pratiques, ainsi que sur la théorie des vertus et surtout la théorie des raisons. Il me semble que ces notions sont parfaitement définissables et dicibles. Une partie de la méta-éthique contemporaine porte là-dessus, et je n’ai pas l’impression que les travaux de Parfit, de Skorupski ou de Scanlon sur lesquels je m’appuie soient du bavardage moral. C’est précisément pour essayer de me démarquer de cette attitude anti-théorique, qui transparaît dans ce que l’on appelle l’éthique du care mais aussi dans l’éthique minimale de Ruwen Ogien, que j’ai essayé d’esquisser dans ce livre une théorie des devoirs de l’esprit. Mais évidemment, ce n’est qu’une théorie philosophique, c’est-à-dire fragile, soumise à toutes sortes d’objections. Et le fait de théoriser sur l’éthique intellectuelle n’a pas, plus que la méthode des exempla, l’ambition de faire la morale.

L’idée que l’éthique se vit mais ne se dit pas est sans doute aussi un peu le sens du reproche de moraliser qu’on m’adresse quelquefois : « Pourquoi rappeler nos devoirs éthiques en matière intellectuelle ? N’est-ce pas jouer les pères la Vertu ou se comporter comme un Régent de collège ? » Le titre de l’émission de France Culture que vous mentionniez était « Faut-il faire la morale aux intellectuels ? ». C’est en effet un reproche qu’on adressait jadis à Benda. J’ai cherché à répondre à ce type de réaction dans la conclusion de mon livre.

Je ne pense pas que le fait de rappeler ce qu’est l’exercice correct de la pensée, quelles en sont les normes et à quelles structures de raisons elle répond soit moraliser, pas plus qu’un ingénieur ne moralise quand il explique comment est construit un pont. Mais il y aura toujours des gens, notamment chez les philosophes, pour nous expliquer que la pensée est par elle-même liberté, absence de normes et de contraintes, que les philosophes doivent créer des concepts plutôt qu’analyser et améliorer ceux qu’ils ont déjà, et pour nous dire que quiconque rappelle qu’il y a des règles, en logique comme dans l’exercice de la pensée et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, est potentiellement un flic. Mais à ceux qui objectent que la vraie morale se moque de la morale, je réponds que ce n’est pas toujours vrai. Il y a des cas où la vraie morale ne se moque pas de la morale, notamment quand la coupe est pleine et que les bras nous en tombent. Dans ces cas, et j’en suis d’accord avec Jacques Bouveresse et Juvénal, difficile satiram non scribere [Il est difficile de ne pas écrire une satire]. Mais la satire elle-même se veut morale, particulièrement en matière intellectuelle.

Pascal Engel

Propos recueillis par Henri de Monvallier, entretien paru en octobre 2019 sur Actu Philosophia.

Du même auteur, dernier ouvrage paru, Les Vices du savoir, Agone, 2019.

Notes