Au jour le jour

Shakespeare in blog (V) Le genre de la deuxième personne (1)

On voit bien désormais de quelle manière Pascal Poyet traduit les Sonnets de Shakespeare. On a parlé de « cartographie » pour dire l'importance qu'il donne à la position relative des mots dans l'ensemble des sonnets. Lorsqu'on lui demande de préciser, le traducteur précise qu'il met au jour le sens des mots et groupes de mots en même temps que leur position au sein du texte, prenant en compte « quantité de paramètres qui vont bien au-delà de la seule signification - comme par exemple, entre autres, la signification que le mot ou le groupe de mots n'a pas ici ». Cette pratique de découverte du dessin préalable à celle du dessein d'un texte, le traducteur l'appelle plus simplement « lire » ce que l'auteur a écrit.

Dans mes précédentes interventions, j’ai insisté sur l’interaction, dans les Sonnets de Shakespeare, entre je et tu. Un personnage disant I – je s’adresse à un autre, qu’il appelle thou ou youtu. Or, dans les premiers sonnets, ce tu est un jeune homme, dans les derniers, une femme. Il y a donc, pour ainsi dire, un tu masculin puis un tu féminin. Mais rien ne différencie, d’un point de vue grammatical, ces deux tu en anglais. Contrairement, par exemple, à l’arabe, où tu s’écrit et se prononce de façon différente selon qu’on s’adresse à une femme ou à un homme. Tu masculin : أنْتَ, prononcé : anta ;tu féminin : أنْتِ, prononcé : anti. En anglais, seuls les pronoms de la troisième personne indiquent le genre d’un point de vue grammatical : he,she etit (il etelle, et le neutre qu’on traduira, en français, selon le genre de la chose qu’il désigne, il ou elle), leur cas objet, him, her, it, et leur forme réfléchie, himself, herself, itself,. À quoi il faut ajouter les possessifs qui leur sont associés, his, her, etits en anglais moderne, qui s’accordent avec le possesseur.

Il y a, dans le langage, une ligne droite reliant je à tu. Dans les Sonnets, ce sont quatorze lignes par poème, quatorze lignes d’écriture. Observer, sur ces lignes, les apparitions de la troisième personne en tant qu’elles diraient quelque chose du genre de tu, c’est ce que j’ai eu envie de faire. Que Shakespeare grammairien ait eu, par cette présence régulière de la troisième personne (souvent le résultat de personnifications), le projet de faire entendre le genre de la deuxième personne, de le faire entendre en bordure de thou, en le confiant à d’autres mots, comme ces pronoms he et she, leurs variantes que je viens de décrire, les possessifs his et her, ainsi que certains mots « genrés » eux-mêmes employés régulièrement — je ne suis pas loin de le penser.

J’entre dans le sonnet 7 par le mot situé à mi-course, au bout du septième vers, stillimmobile oufixe (still exprimant aussi une continuité) : his beauty still. Ce his est l’un des sept his du sonnet 7. (Est-ce un hasard qu’il y en a autant de his que le numéro du sonnet ?) Il renvoie comme les autres à the gracious light, mots que je lis au premier vers, qui deviendront féminins lorsque je les traduirai en français par la lumière gracieuse ou la lumière resplendissante. C’est parce que le possessif anglais s’accorde en genre avec le possesseur (contrairement au français : his beauty, c’est sa beauté à lui) que Shakespeare peut personnifier par son intermédiaire la lumière au masculin. Mais l’anglais de Shakespeare, ne connaissant pas le possessif pour le neutre, its, qu’on attendrait ici pour le mot light, employait par défaut le masculin. De ces sept his on peut par conséquent se demander s’ils ne sont pas des its par défaut. Ils ne suffisent pas en tout cas à conclure qu’il y a personnification de the gracious light. Seulement, l’un d’eux (dans le vers au-dessus de celui par lequel je viens d’entrer dans le sonnet) ne renvoie pas directement à light : his middle age. Lui renvoie à youth, strong youth, mot placé juste avant sur le vers : un jeune (homme) solide, un être bel et bien, auquel on compare alors the gracious light. Cet âge du milieu, qui se trouve au bout du sixième vers, c’est aussi le milieu du sonnet, et ce milieu du sonnet correspond au milieu de la course de the gracious light – au « midi » de sa course, pourrait-on dire, car on voit bien de quoi il s’agit. Noonmidi est d’ailleurs le mot placé à la rime, au treizième vers. Mais je ne veux pas aller trop vite au bas du sonnet.

Le sonnet shakespearien, qui compte trois quatrains et un distique, a deux milieux. L’un est au sixième vers (se terminant ici par his middle age), l’autre au septième vers (se terminant ici par his beauty still) selon que je compte ou non le distique final qui est la seule strophe à se distinguer visuellement du reste du poème par un retrait vers la droite. Il n’y a pas dans les sonnets de Shakespeare, tels qu’ils se présentent dans les éditions anglaises, d’espace blanc entre les strophes. Ce double milieu est ici l’occasion de faire durer le midi de la course. Chacun a fait l’expérience du sentiment d’immobilité de l’astre en question lorsqu’il est au plus haut, relativement à sa vitesse aux bords du jour. C’est aussi l’occasion, reliant middle et still, de relier youth et beauty.

The gracious light se voit donc attribuer sept his, si j’inclus celui de la comparaison avec youth. Le premier d’entre eux, his burning headsa tête en flammes, ôte d’entrée de jeu toute incertitude sur ce dont on parle sans jamais le nommer. Comme Shakespeare, je n’en dirai pas le nom. Ce dont on parle est dit partout et nommé nulle part. Le sonnet, qui prête forme à sa course, ascendante jusqu’au still par lequel je suis entré, descendante à partir de lui, est ce dont il parle. The gracious light se voit donc attribuer sept his, dont je suis les apparitions de vers en vers et qui m’amènent, au dixième vers, peu avant le distique, à un he. Avec ce he vient la certitude de la personnification au masculin de the gracious light. Ce he se trouve en bas du sonnet, sur le versant descendant de la course : he reeleth from the day. (Il roule hors du jour, écrit un traducteur, non sans élégance, bien qu’il ait déjà traduit light par jour au premier vers,cela pour que le mot, et le « personnage » avec lui, soit masculin, bien sûr.)He reeleth from the day : il y a une espèce de titubation dans cette image : le verbe reel dit le mouvement mal assuré. À ce moment de sa course, les yeux, qui, me dit-on, lui étaient auparavant dévoués, se détournent de the gracious light.

Et sous ce il, coup de théâtre : le distique commence (et le sonnet se termine) par un vers comptant pas moins de trois formes de la deuxième personne, thou, thyself, thytu, toi-même, ton : So thou, thyself out-going in thy noon…Toi aussi, toi-même passant ton midi, Mourras loin des regards si tu n’as pas un fils. Ainsi, descendant la surface du sonnet d’un masculin à l’autre, mes yeux se posent finalement sur trois formes de la deuxième personne. Le so et le noon, le aussi et le midi, qui les encadrent sur le vers, rapprochent, chacun à sa façon, ces trois formes de la deuxième personne de the gracious light, de son he et de ses sept his. Le premier (relégué à la deuxième place dans la traduction que je viens de donner du vers) en établissant une égalité entre ce qui est arrivé à il et ce qui arrivera à tu, le dernier parce que c’est un mot clairement associé à l’astre dont on vient de parler. En ce sens le treizième vers fonctionne comme la ligne d’horizon du sonnet-calligramme.

Toi aussi, toi-même passant ton midi, Mourras loin des regards si tu n’as pas un fils – a son. Le sonnet se termine sur une homophonie : le mot son se prononce comme le nom de l’astre dont toute la structure du sonnet suivait la course sans jamais le nommer, si ce n’est ici, indirectement : [’sʌn]. Or, ce mot à la fin du dernier vers, Shakespeare le fait également rimer avec le mot noonmidi, juste au-dessus (rime qui paraît bien imprécise à nos oreilles modernes). Et cette rime, en même temps qu’elle rappelle la beauté de l’âge du milieu « tire » le sens de son vers celui de son homophone. Et c’est ce dernier mot, mot jamais écrit, qui, pour ainsi dire (ainsi dit et toujours pas nommé) signe le sonnet.

En même temps, ce n’est pas sur le nom de l’astre que le sonnet se termine mais bien sur un mot renvoyant sans ambiguïté à un être de sexe masculin : un fils. Un être auquel Shakespeare enjoint la personne à qui il s’adresse dans les poèmes de cette première séquence des Sonnets de donner naissance. Un être dont l’auteur affirme qu’il perpétuera sa beauté : still.

Tombant sur le pronom réfléchi herselfelle-même qui y renvoie, j’ai retrouvé le mot beautébeauty au sonnet 132. Le mot beauty est donc féminin dans ce sonnet, comme le mot beauté en français. La beauté est personnifiée au féminin. Si le simple emploi du possessif his ne permet pas, comme je l’ai dit, de déterminer avec certitude que l’on a affaire à une personnification au masculin en l’absence d’un clair pronom he, ce n’est pas le cas au féminin, quand Shakespeare emploie un her ou un herself, et, à fortiori, le pronom she en relation avec une chose ou une notion. Il peut paraître banal aux oreilles françaises de parler de la beauté au féminin ; mais, associé à beauty, et en dehors de cette personnification, c’est un itself qu’on attendrait en anglais, un neutre. Une question se posera par conséquent au traducteur : comment faire entendre que ce féminin est « voulu » ?

Ce n’est toutefois pas cette troisième personne, ce herself, qui attire tout de suite mon attention en découvrant le sonnet 132. Je dois le parcourir presque entièrement avant de tomber sur elle, loin au treizième vers. J’entre dans le sonnet par la rime, aux sixième et huitième vers, c’est-à-dire de part et d’autre du vers central, de East avec WestEst avec Ouest. Rime qui fonctionne mieux à mes oreilles comme la rime des points cardinaux eux-mêmes que comme la rime des mots qui les nomment. Mieux comme rime de choses que comme rime de mots. Cette rime de choses est l’écho, en bordure du sonnet, d’une homophonie à l’intérieur du sonnet : celle de morning et mourningmatin et deuil.

Si je parcours de haut en bas le sonnet, je peux lire quatre fois le mot deuil, sous les trois formes grammaticales : adjectif, nom, verbe. Il y a d’abord loving mourners : il s’agit des yeux noirs de la personne à qui le sonnet s’adresse ; ils sont aimants et portent le deuil. Cette construction, adjectif plus nom en -er, fonctionne comme une personnification et rappelle les swift messengers et les dumb presagers, messagers rapides et annonciateurs muets (qu’on a croisés lors de ma deuxième et troisième interventions). Puis viennent mourning eyesyeux endeuillés, qui explicite le précédent, et deux formes verbales sur le même (onzième) vers : to mourn et mourning. Or cette suite passe par un morning sun dès après le premier terme, au vers au-dessus de celui se terminant par East. Je passe sur le fait que, pour faire mourning à partir de morning, ou pour obtenir morning à partir de mourning, c’est un « u » qu’on ajoute ou qu’on retire au mot : lettre qui se prononce en anglais comme le pronom de la deuxième personne (ainsi qu’en témoigne le désormais populaire « I ♡ U »).

Ce qui m’importe, c’est que, par ce glissement homophonique, Shakespeare déjoue un paradigme, comme il aime le faire souvent, et comme on pourrait le faire (différemment, en français) en remplaçant le matin et le soir par le matin et le noir. Or, ce matin est gris. À l’Est le soleil levant – morning sun –, à l’Ouest l’étoile pleine – full star. Et, franchement – truly, le soleil ne convient pas mieux aux joues grises du matin – grey cheeks que ces deux yeux endeuillés à ton visage, écrit Shakespeare. L’étoile n’habille pas mieux l’Ouest sobre non plus. La comparaison de l’œil avec un astre, d’habitude au zénith, est récurrente dans les Sonnets, reconduisant l’idée que l’œil éclaire ce qu’il regarde. Même noir, l’œil brille. Ici, les astres sont pris l’un dans le petit jour gris, l’autre au crépuscule dans un ciel encore sobre. La rime Est-Ouest est celle des yeux. Les yeux riment entre eux, encore faut-il leur assortir le cœur.

Tes yeux ont pris le deuil, a écrit Shakespeare aux premiers vers (ce sont les personnages loving mourners que j’ai soulignés), parce qu’ils s’apitoient sur ma douleur. Ma douleur ? Ton cœur me dédaigne. Encore une fois, comme aux Sonnets 46 et 47 (dont j'ai déjà parlé), les yeux et le cœur s’opposent. Ces deux yeux en deuil vont bien à ton visage, alors : Assortis-leur ton cœur ! Et lui, à son tour, qu’il fasse le deuil de moi – mourn for me. Ou, comme on dit en français : qu’il me pleure. Ce qui revient à dire : Aie au moins pitié de moi, si tu ne m’aimes pas ! Le noir te va si bien – mourning doth thee grace – il ira à ta pitié – suit thy pity – comme à toutes les parties de toi.

Celui qui parle se raconte une histoire (et moi aussi) : il le faut pour que les yeux de la personne à laquelle il s’adresse puissent être noirs et ses joues grises. Trouver une raison, une histoire à cela, quand on loue les yeux « soleil » et les « roses » aux joues – noms d’astre et de fleurs. Le Sonnet 130 est revenu, dans tous les sens du terme, sur ces comparaisons. La neige est blanche ? Eh bien les seins de ma maîtresse sont gris-bruns – dun. Couleur d’ailleurs bien mal traduisible. Ce n’est pas sans humour que Shakespeare continue le travail de sape entamé deux sonnets plus tôt : tes yeux, ton cœur, les joues, tes yeux, ton visage, ton cœur, tout cela doit être assorti : noir.

(À suivre…)

Pascal Poyet

Première partie du texte issu de la cinquième intervention de l'auteur à la Mosaïque des Lexiques  (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d'Aubervilliers, le 5 juillet 2019, dans le cadre d'une bourse du « Programme de résidences d'écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction,  David Antin, Parler (Héros-Limite, 2019).