Au jour le jour

Aventures (IV) Les cafés italiens

Quoi, l'aventure ? Pourquoi diable faudrait-il toujours aller au bout du monde pour l’aventure ? C’est bien connu, elle peut être au coin de la rue – ou quasiment…

Prêts à l’aventure ? il n’y a pas que les aventuriers, nom de nom ! Il y a aussi les aventureux. Et ceux qu’on pourrait appeler les aventureurs – les rêveurs d’aventure de la tête.

Pour ceux-là, tout est possible, tout est dans le possible. On aura reconnu là les frappés de lectures, les vagabonds de la mémoire, les enfants attardés qui se dissimulent derrière l’élégance de l’érudition, les esprits songeurs qui aiment contempler un dessin griffonné sur une nappe en papier, les amoureux des traces.

On aura reconnu les voyageurs qui aiment les villes parce qu’elles sont des textes à déchiffrer, les hôtels parce qu’ils sont des romans, les cafés parce qu’ils sont des concentrés d’histoires. L’opposé de ceux pour qui partir, c’est se perdre.

Pour ces aventureurs de comptoir, ces déchiffreurs de bistrots, ces explorateurs de guéridons, partir, c’est retrouver du passé dans un moment du présent qui en devient merveilleusement doux ; c’est se décaler de l’urgence quotidienne pour accueillir la mémoire ancienne, laisser venir le temps qui passe, être là, et c’est tout.

Pour ces discrets voyageurs, le petit livre de Patrick Mauriès aux photographies de Daniel Boudinet est fraternel : avec ses Quelques cafés italiens, il invite à retrouver les belles vibrations des grands cafés d’autrefois, lieux de haute civilisation, où on s’abandonnait au bonheur de retrouver ses pairs, d’échanger des idées, de déguster des douceurs, dans un endroit fait pour le plaisir des yeux et la glorification de l’humain.

Le café, ce n’est pas le bar, ce n’est pas le pub, le café, c’est vaste, théâtral, une scène définie en fonction de ce qu’on espère des humains, et de ce qu’on leur souhaite.

Les cafés italiens, du Florian au Gréco, du Pedrocchi au Quadri, ce sont des espaces pensés, offerts à la circulation des échanges d’idées, à une certaine fraternité policée, légère et cadrée, ce sont des lieux où la mort n’entre pas : où seuls règnent les charmes curieux de la vie citadine, la conversation, la gourmandise, le luxe même d’être un humain.

On a un peu oublié la nécessité de ces endroits-là, où on se réunit pour le plaisir, où on perd son temps, où on salue les fantômes des prédécesseurs, où on se contente d’exister pour de bon, dans une parenthèse, à l’abri des obligations. Quelle tristesse.

Le café selon Mauriès, lieu d’émeutes, de fantaisie, de disponibilité, lieu tout en ébullition et en indispensable temps perdu, a largement disparu. Comme l’art de la conversation. Comme le jeu d’idées.

Grâces soient rendues à cette délicieuse rhapsodie qui nous promène dans les textes d’autrefois, mémoires, billets, choses fantasques et charmantes, et dans les cafés survivants, splendides et poignants comme d’étranges palais qui nous content un monde englouti, dont la grâce et l’ardeur continuent à nous aider.

Ces « quelques cafés italiens » nous redonnent envie de lumières, dans tous les sens du terme, et d’une existence qui ne soit plus vouée aux strictes nécessités.

Flâneur et joueur, c'est un bien joli livre inquiéteur, comme s’il y avait vraiment quelque chose à réinventer, pour que la vie retrouve son éclat.

Évelyne Pieiller

Une première version de ce texte est initialement parue dans l'hebdomadaire Révolution, le 1er septembre 1994, p. 9 — sur le même thème, lire « Sois gentil, Jeannot, tu règles et tu t'en vas »

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).