Au jour le jour

« Ce n’est pas moi qui ai abandonné mon parti, c’est mon parti qui m’a abandonné » (II) Comment les démocrates ont changé d’électorat

À compter des années 1980, l’évolution droitière du parti démocrate n’a plus seulement des explications sociales (la rupture avec le monde du travail) ou idéologiques (la volonté de capter à son profit le vent montant de l’ethos individualiste). Alors que les campagnes électorales deviennent de plus en plus coûteuses, l’argent pèse de la manière la plus directe qui soit, celle de la corruption institutionnalisée…

La dépolitisation, en partie entretenue par les médias (qui en profitent puisqu’elle accroît leur pouvoir d’influence sur un électorat volage, désaffilié, manipulable), ouvre une place toujours plus grande aux campagnes de communication, y compris et surtout via la publicité politique, elle-même indissociable des ressources gigantesques qui financent la conception et la diffusion des spots. Le parti « républicrate » qui émerge de ces transformations ne peut plus alors faire autrement que quémander les dons des lobbies industriels, et donc devancer les demandes des possédants 17. Trente ans plus tôt, nous n’en sommes pas encore là. En 1952, le premier spot politique à la télévision, « I love Ike» (Dwight Eisenhower), vient tout juste de faire son apparition ; les techniques de mobilisation électorale restent traditionnelles (parrainages des « machines » municipales ou associatives, porte-à-porte, réunions publiques). Mais la rupture des démocrates avec le discours populiste du New Deal, elle, est déjà intervenue.

Prenons garde cependant de caricaturer la posture de Roosevelt (et dans une large mesure celle de son héritier Harry Truman) afin de mieux accuser les contrastes avec leurs successeurs démocrates. L’un comme l’autre s’accommodent d’un discours « expert » et s’entourent des technocrates qui en général l’incarnent. Pendant leur présidence, la prolifération d’agences fédérales ne débouche nullement sur une transformation sociologique de la nouvelle classe dirigeante. Toutefois, à partir des années 1950, il s’agit de tout autre chose avec leurs successeurs. Alors que Truman nommait, socialement, ses adversaires et revendiquait, socialement, ses alliés (« Destinée aux riches, la proposition de loi fiscale des républicains plante son couteau dans le dos des pauvres », s’ exclama-t-il, par exemple, le 15 juillet 1948), Adlai Stevenson et John Kennedy vont s’efforcer d’élargir, d’édulcorer puis de supprimer cette rhétorique de classe, si générale fût-elle. « Le parti démocrate, souligne John Gerring, abandonne l’idiome populiste en faveur d’une philosophie universaliste. Un discours de réconciliation remplace celui du ressentiment ; la thématique très inclusive du “peuple américain” se substitue à l’évocation des sans-grade [common man]; les références aux pratiques illégales des grosses entreprises sont remplacées par une perspective résolument favorable aux milieux d’affaires 18. »

Pour quelles raisons ? Il est certain que la conduite victorieuse de la guerre et la formidable prospérité qui a suivi ont, contrairement à ce qui se passe en Europe à l’époque, relégitimé un système économique dont la viabilité avait été mise en doute après 1929. L’idée d’un contrôle accru de l’industrie et du commerce ne semble pas s’imposer avec la même puissance dans un pays territorialement épargné par les combats et où les pénuries n’existent pas. Plus encore, la guerre froide joue son rôle. Alors qu’une « chasse aux sorcières » fait rage, chacun, et surtout les démocrates, veut se présenter non pas seulement comme l’adversaire des communistes mais comme le plus étranger aux thèmes et aux discours qui leur sont associés de près ou de loin. Puisque des militants communistes ont soutenu Roosevelt et influencé de grands syndicats ouvriers (dockers, automobile), les démocrates, comme pour se laver de tout soupçon de proximité avec les « subversifs », en rajoutent dans le combat contre les nouveaux « antiaméricains ». C’est à partir de cette époque qu’un petit groupe d’intellectuels de gauche (Norman Podhoretz, Irving Kristol) s’éloignent des combats progressistes pour privilégier la grande croisade antisoviétique avant de finir « démocrates pour Reagan » puis partisans de George W. Bush. Une décantation de ce type interviendra à nouveau au moment de la guerre du Vietnam et de la fracture entre démocrates traditionnels, partisans de la victoire, et « nouvelle gauche », déchaînée contre la guerre.

Dès le début des années 1950, en tout cas, Adlai Stevenson, candidat démocrate à la Maison-Blanche en 1952 et en 1956, invoque un « conflit avec les forces des ténèbres. Nous affrontons un ennemi plus puissant qu’aucun autre que l’Amérique ait connu. Il ne fait pas de quartiers et ne peut pas être apaisé. Son objectif est la conquête totale, pas seulement de la planète, mais aussi celle de l’âme humaine. Il veut détruire l’idée même de liberté, le concept de Dieu. Et Dieu nous a confié une mission redoutable : rien moins que le leadership du monde libre 19 ». La suite ne ressemble pas forcément à une coïncidence : « Le parti démocrate est contre le socialisme sous toutes ses formes. Je suis opposé à la médecine socialisée, à l’agriculture socialisée, à la banque socialisée ou à l’industrie socialisée. » Une précision en entraînant une autre, Stevenson enfonce le clou : « L’hostilité des milieux d’affaires aux démocrates est une des absurdités de notre époque 20. » Peu à peu, le capitalisme devient sanctifié, et sa réforme moins urgente. La plate-forme démocrate de 1964 proclame le système américain de libre entreprise « une des grandes conquêtes de la pensée et de l’esprit humain 21 ».

La prise de distance avec les syndicats en découle. Pendant près de cinquante ans, les démocrates avaient admis que le mouvement ouvrier serait un des principaux moteurs de la dynamique de progrès social. À partir des années 1950, en partie pour répondre aux charges des républicains, qui matraquent l’idée que leurs adversaires ne sont que des appendices de l’AEL-CIO, Stevenson puis Kennedy insistent sur leur « indépendance ». Et, sans doute pour ne plus provoquer l’« hostilité des milieux d’affaires », ils s’abstiennent de répliquer que la paille syndicale qui obscurcirait leur vue n’est rien à côté de la poutre patronale que leurs adversaires républicains ont dans l’œil. À mesure que le syndicalisme américain perd en vigueur, les attaques dirigées contre lui redoublent et le soutien qu’il apporte à ses amis devient perçu comme un handicap politique, presque une honte. Dans les années 1980, il devient même courant d’entendre certains candidats démocrates, qu’on nommera d’ailleurs les « néolibéraux », reprocher à leurs concurrents du même parti d’avoir obtenu l’appui des syndicats 22. En revanche, le concours, y compris financier, d’un patronat jugé autrefois susceptible de planter « son couteau dans le dos des pauvres » ne pose plus aucun problème.

Au plan du discours, des termes vont logiquement disparaître du lexique démocrate – « spéculation », « usure », « oppression » –, remplacés tantôt par des généralités humanistes souvent proférées sur un ton geignard douloureusement empreint de bonnes intentions, tantôt par les exposés hautains et glacés des experts. La peur du « radicalisme » devient telle qu’on impute ce trait - cette pathologie ? – à l’adversaire en se réservant la désignation plus apaisante de « conservateurs ». « L’étrange alchimie du temps, explique Adlai Stevenson en octobre 1952, a d’une certaine manière converti les démocrates en vrai parti conservateur de ce pays - le parti dédié à conserver tout ce qu’il y a de mieux et à construire, solidement et tranquillement, sur ces fondations. Les républicains, au contraire, se comportent comme un parti radical, voué à démanteler les institutions que nous avons ancrées solidement dans notre tissu social 23. » Plus tard, en particulier à l’époque de Jimmy Carter, puis à celle de Bill Clinton, ce sera avec le terme même de « libéral » (que l’on peut traduire par « progressiste ») que les démocrates marqueront leurs distances. Cet affadissement idéologique, cette crainte de paraître plus audacieux qu’ils ne sont, cette association à l’ordre social et international ne seront pas sans conséquences au moment qui nous intéresse, celui où cet ordre commence à être remis en cause. Ils transforment en effet le parti démocrate en cible presque prioritaire des mouvement radicaux que les années 1960 font surgir des flancs de la jeunesse contestataire. Ainsi, même si la coïncidence de ces deux évolutions n’implique pas qu’elles soient imputables aux mêmes facteurs - parfois, ce sera tout le contraire –, l’ancien parti du New Deal va perdre presque simultanément l’appui de ses bastions ouvriers et celui de ses franges les plus radicales.

Les choses n’en restent pas là. Très timidement à partir de la fin des années 1950, plus ouvertement au cours de la décennie suivante, les démocrates semblent découvrir que l’égalité raciale ne règne pas aux États-Unis, et moins que jamais dans les États du Sud, où ils font office de parti unique depuis Franklin Roosevelt. Pendant que les dirigeants nationaux se soucient en priorité des « infiltrations communistes » dans le mouvement des droits civiques, il existe encore des endroits où, au début des années 1960, 90 % des terres sont la propriété de quelques dizaines de familles, toutes blanches ; des comtés où, grâce à la couleur de leur peau, certains morts sont mieux représentés que les vivants. En 1965, par exemple, les listes électorales de Lowndes, en Alabama, ne recensent aucun des 12 000résidents noirs, alors qu’y figurent 118 % des électeurs blancs potentiels 24… Le parti démocrate, qui s’éloigne des thèmes économiques et sociaux opposant le « peuple » aux élites, se penche sur le sort des « minorités », d’abord raciales, puis sexuelles. Sa plate-forme présidentielle de 1972 proclame fièrement « le droit d’être différent ». Vingt ans plus tard, devenu le « parti de l’inclusion », il claironne avec Bill Clinton sa « fierté particulière de l’émergence dans notre pays de la république multiraciale et multiethnique la plus importante et la plus entreprenante [mostsuccessful]du monde », et il s’engage à « faire comprendre à tous les Américains la diversité de [leur] héritage culturel 25 ». Il ne s’agit pas de regretter une telle évolution en soi — la somme de discriminations subies par les Noirs, les femmes, les homosexuels, les Indiens, les handicapés, etc. imposait qu’ils bénéficient d’un rattrapage volontariste — mais plutôt de constater que la mise à niveau intervient alors que les démocrates paraissent avoir fait leur deuil d’un discours de mobilisation « populiste ». Or la montée simultanée d’un unanimisme de classe et d’un communautarisme de groupe va provoquer des effets politiques calamiteux.

Se voulant le parangon d’une harmonie multiculturelle, le parti démocrate n’invoque pas pour y atteindre le combat social et solidaire d’autrefois mais la propagation des idées de communauté partagée, de morale universelle, voire de simple « décence », autant de sentiments dont il escompte qu’ils seront imposés par les tribunaux et par les médias davantage que par les mobilisations populaires. La notion de conflit na pas disparu, seulement sa réalité : « Partageant la langue anglaise entre mots à connotation positive et mots à connotation négative, ironise John Gerring, le candidat [démocrate] na plus quà souligner quil soutient inconditionnellement les premiers et condamne les autres. Les programmes politiques sont présentés sous forme de “guerres” ou de “croisades”, mais les ennemis choisis sont également honnis par les républicains et par les démocrates – l’inflation, le chômage, le déclin national, la médiocrité rampante, la subversion intérieure 26. » Quand elle prendra définitivement le pas sur celle de la justice sociale, la rhétorique de l’« inclusion » amplifiera l’effet démobilisateur, voire conservateur, du discours démocrate. Car il s’agit bien d’être inclus, intégré, dissous dans le monde tel qu’il est, de plus en plus socialement inégalitaire, et de pouvoir exhiber davantage de femmes, de Noirs, d’homosexuels, de Latino-Américains dans les corridors du pouvoir. Alors qu’enflent les voiles de la contre-révolution conservatrice, avec ses composantes racistes et puritaines, les républicains occupent déjà la position avantageuse de porte-parole d’une nation américaine que leurs adversaires prétendent fractionner pour mieux l’inclure dans sa totalité. Constamment minoritaires au Congrès (ils le resteront jusqu’en 1995), les républicains peuvent aussi se proclamer étrangers au statu quopolitique et à la technocratie qui le gère 27.

Évoquant les dirigeants noirs américains, Erving Goffman a suggéré qu’avec leur institutionnalisation, dans les États du Nord-Est et du Midwest en particulier, ils vont cesser de s’adresser à la société au nom des réprouvés et devenir les avocats de la société – c’est-à-dire des ajustements quelle requiert – auprès des réprouvés 28. Pour certains, cela pourra aller jusqu’à concéder que la discrimination dont souffrent les autres Noirs est plus imaginaire que réelle, provoquée par des défaillances individuelles – la reconnaissance sociale dont ils jouissent eux-mêmes prouvant a contrariole caractère démocratique du pays. À entendre ces porte-parole, il convient alors de « résoudre et de prévenir les conflits plutôt que de les conduire à leur terme 29 », de définir les intérêts de leurs mandants de manière tellement restrictive que leur défense n’implique plus la moindre critique du statu quo.Quand la guerre du Vietnam s’intensifie, les organisations noires les mieux intégrées au jeu politique et les syndicats traditionnels doivent néanmoins constater que les marchandages au sommet de ce type suscitent des difficultés croissantes. Négocier avec une administration démocrate, accepter des compromis avec elle, c’est prendre le risque de s’aliéner une fraction radicalisée qui, elle, refuse de se compromettre. Car le parti démocrate a alors cessé d’être l’allié, même décevant, des éléments les plus avancés de la société américaine. Et il s’apprête à devenir leur principal adversaire.

Interrompant la somnolence des années Eisenhower, la présidence Kennedy (1961-1963) favorise un réveil politique. L’assassinat de Dallas, en novembre 1963, ouvre la voie à cinq années de mobilisation et de tragédies exceptionnelles, dissipant pour longtemps les illusions d’une fin de l’histoire. Le mouvement noir arrache ses plus belles victoires 30, mais il voit tomber ses plus grands leaders sous les balles des tueurs (Malcolm X en 1965, Martin Luther King trois ans plus tard) ; la guerre du Vietnam s’amplifie et s’enlise ; des étudiants lancent un « mouvement » qui tente de fédérer les contestations. L’opposition entre démocrates et radicaux de gauche atteint le point de non- retour après le meurtre de Robert Kennedy (juin 1968). Il prend la forme d’émeutes raciales à Los Angeles, de manifestations contestataires à Chicago, sauvagement réprimées par le maire démocrate. En novembre 1968, à l’issue d’une campagne au cours de laquelle il a martelé son intention de rétablir « la loi et l’ordre », le républicain Richard Nixon est élu président des États-Unis. Une fraction appréciable de l’électorat populaire blanc l’a soutenu, en particulier dans les États du Sud et du Midwest. Autrefois acquis au discours populiste des démocrates, ces Américains ont basculé à droite, effrayés par le « désordre » que provoquent dans leur existence l’égalité raciale, les manifestations violentes, la « désobéissance civique », la libération des mœurs. Ce petit peuple-là, que le déclassement social (c’est-à-dire souvent, aux États- Unis, l’obligation de vivre à proximité des Noirs) semble menacer, en a assez des expérimentations qui se font sur son dos. Quand les murs se referment sur eux, les gens se retournent les uns contre les autres.

« Power to the people» : empruntant son slogan aux Black Panthers, la nouvelle gauche des années 1960, celle dont les parents avaient fait le New Deal, essaie de contre-attaquer en mobilisant politiquement des groupes – Noirs, travailleurs agricoles hispaniques, mineurs des Appalaches – que les démocrates au pouvoir préféreraient voir rester tranquilles pour mieux se consacrer à leurs priorités : l’intensification de la guerre du Vietnam, la défense du complexe militaro-industriel, la préservation d’un État-providence « qui maintient les pauvres en vie, à condition qu’ils restent pauvres et sans pouvoirs 31 ». Mais les étudiants radicaux, qui escomptent une contagion des soulèvements contre le « système », vont, au contraire, accélérer le basculement à droite des « petits Blancs » pris dans l’étau du déclassement, entre un État qui ne les protège plus assez et des minorités raciales dont le contact les terrifie. Une telle évolution était prévisible tant ces étudiants, socialement privilégiés et sans tradition politique (jusqu’à cette date, les campus américains n’avaient pas été un lieu de mobilisation particulier), voyaient dans la classe ouvrière de leur pays une somme d’embourgeoisement, de matérialisme, de sexisme, de nationalisme et de racisme. Cette « barrière des valeurs », les républicains en feront le meilleur usage, de Richard Nixon en 1968 à Ronald Reagan en 1980, puis à George H. Bush en 1988, avant que son fils n’en profite à son tour 32. Tandis qu’ils œuvreront économiquement pour les riches, ils proclameront leur attachement à une culture populaire que la nouvelle gauche n a cessé de brocarder et que les démocrates croient savoir « traiter » par les médias et par la loi.

Dès la fin des années 1960, les arrangements de l’ordre keynésien se délitent, les marchandages institutionnels au sommet n’empêchent plus la mobilisation de la base, la guerre du Vietnam s’enlise, le centre s’écroule. « No peace, no justice,avait expliqué Martin Luther King lors des soulèvements urbains, les bombes qui tombent sur l’Indochine explosent sur nos villes. » Mais le « mouvement » – contestataire, de gauche, indépendant du parti démocrate –, dont en 1968 l’offensive du Têt au Vietnam va décupler l’énergie, est trop jeune, trop faible, beaucoup trop méprisant à l’égard du prolétariat blanc et des syndicats pour cristalliser la coalition « populiste, progressiste et internationaliste » dont rêvent à l’époque certains radicaux. Vient l’heure de la réaction, celle des républicains. « Je ne suis pas contre les gens de couleur, je suis contre les émeutes », plaideront bon nombre de « petits Blancs » de plus en plus réceptifs aux discours de la droite 33.La contagion de l’esprit de libération s’interrompt pour de bon, remplacée par la fragmentation des identités particulières. Alors qu’il aurait fallu élargir le mouvement, mobiliser ceux qui ont baissé les bras, combattre la tentation du repli racial ou sectaire, les solidarités éclatent. Le système s’enracine, les contestations lui servant même « d’aphrodisiaques dans la climatisation, d’hallucinogènes dans l’eau courante 34 ». À défaut d’une révolution politique, les convulsions des années 1960 débouchent sur un nouveau style – récupérable, lucratif, amusant et « branché ». Et la « grande révolution culturelle bourgeoise 35 » régénère cahin-caha un système quelle entendait mettre à bas. Économiquement, socialement, politiquement, l’ordre keynésien a craqué. Mais, déjà aléatoires dans les meilleures des circonstances, les perspectives d’un dépassement de gauche ont été ruinées pour des raisons qui seront récurrentes, aux États-Unis et ailleurs : les contestataires ne savent pas s’adresser à d’autres classes que la leur (ou à d’autres interlocuteurs que les médias, ce qui revient souvent au même) ; ils veulent avant tout célébrer leur radicalité, parfois circonscrite à un petit territoire culturel et « sociétal », leur relativisme des « identités » et du métissage. S’interdisant tout discours collectif, toute affirmation à caractère universel, ils ne peuvent pas parler à des groupes dont le niveau de conscience diffère du leur. Ils n’essaient pas souvent, d’ailleurs.

Le mépris de classe que leur voue une partie de la gauche radicale, son « complexe de supériorité à l’encontre des masses obscurantistes, un refus de créditer leurs adversaires d’intentions respectables, une réticence croissante à soumettre leur politique à l’approbation publique 36 » précipitent à droite des millions d’Américains : des ménagères antiféministes qui, par panique identitaire, par peur d’un monde quelles ne comprennent plus, se raccrochent désespérément à la famille traditionnelle ; des ouvriers et des employés blancs qui n’apprécient pas les leçons de tolérance raciale que des privilégiés, souvent, entendent leur enfoncer dans le crâne. « Les gens, explique Andrew Kopkind, n’aiment pas qu’on les traite de “racistes” quand leurs cœurs commencent à soupçonner que d’autres motifs que celui- ci les animent 37. » Au total, des millions d’individus obscurs « qui souffrent et qui confondent ceux qui souffrent comme eux avec ceux qui les tourmentent38 » désertent les rangs d’une gauche qui paraît les avoir abandonnés, et avec eux un discours sur le bien commun.

C’est le long backlash(retour de bâton) qui commence. Quiconque cherche à expliquer l’essor du conservatisme américain ne peut que buter sur ce changement de camp d’une fraction des catégories populaires. L’explication vaudra pour d’autres pays, mais, deux ans avant l’élection de Reagan, Pierre Dommergues remarque à propos des États- Unis et de son petit peuple de droite : « Ces hommes et ces femmes ne sont pas fascistes. Ils ne désavouent pas les grands principes constitutionnels. Mais, confrontés au chômage et à la dégradation de leur pouvoir d’achat, ils oublient leurs idéaux, s’accrochent à leurs maigres privilèges et remettent en question les acquis égalitaires arrachés par les minorités à une époque de forte croissance. Il suffit de peu pour que ces victimes de l’austérité nouvelle basculent du côté de la réaction. La gauche n’a pas réussi à leur ouvrir les yeux. La droite leur offre une explication, des boucs émissaires et des modalités d’action 39. » À partir de 1973, le niveau de vie de la majorité des ménages américains cesse en effet de croître. Au moment où ils ont le sentiment que l’État les abandonne à leur sort, l’inflation s’envole, précipitant avec elle des millions de familles dans des tranches d’imposition plus élevées, ce qui habitue ces contribuables à prêter davantage l’oreille aux jérémiades antifiscales des républicains. La conversion idéologique prend souvent un tour racial. Ainsi ce témoignage d’un menuisier blanc de Chicago en 1988 : « La plupart des gens qui ont besoin d’aide sont noirs. Et la plupart des gens qui aident sont blancs. Nous en avons assez de payer pour les HLM de Chicago et pour les transports en commun que nous n’utilisons pas 40.» Ceux qui sont en colère se trompent parfois de colère 41.

Serge Halimi

Extrait du Grand Bond en arrière, Agone [2004], 2012, chap. III, p. 74-100.

Du même auteur, dernier livre paru, Quand la gauche essayait, Agone, 2018.

17. Lire Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Agone [2004], 2012,chap. V& VII.
18. John Gerring, The Development of American Party Ideology (1828- 1992),thèse de l’université de Californie, Berkeley, 1993, chap. VI.
19. Adlai Stevenson, discours du 18 octobre 1952 - cité in John Gerring, Party Ideologies in America…, op. cit.,p. 252.
20. Interview de 1952 - citée in Herbert Parmet, The Democrats : The Years after FDR,Oxford University Press, New York, 1976, p. III.
21. Cité in John Gerring, Party Ideologies in America…,op. cit.,p. 237.
22.Lire Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, op. cit.,chap. VII.
23. Adlai Stevenson, discours du 3 octobre 1952 – cité in John Gerring, Party Ideologies in America…,op. cit.,p. 249.
24. En 1964, seuls 6 %des Noirs du Mississippi participent à l’élection présidentielle. En 1968, grâce au Voting Rights Act de 1965, ils seront près de 60 % à le faire.
25. Plate-forme du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 1992 – citée in John Gerring, Party Ideologies in America…, op. cit., p. 245.
26. John Gerring, The Development of American Party Ideology (1828- 1992), op. cit.,chap. vi.
27. Entre 1955 et 1995, les démocrates contrôlent sans interruption la Chambre des représentants, et le Sénat la plupart du temps. Politiquement, les choses sont moins claires dans ces enceintes parlementaires où la discipline de parti n existe pas.
28. Erving Goffman, Stigma. Notes on the Management of a Spoiled Identity,Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1963.
29. Lire Christopher Lasch, « The end of populism », The Agony ofthe American Left, op. cit.,p. 28.
30. En 1964, la loi sur les droits civiques, le Civil Rights Act, interdit la discrimination « de race, de couleur, de sexe ou d’origine nationale pour l’ensemble des pratiques concernant l’emploi : embauche, renvoi, salaire, formation, sanctions disciplinaires et avantages sociaux ». En 1965, c’est le Voting Rights Act, qui garantit à l’échelle fédérale le droit de vote des Noirs et celui d’être représenté au Congrès (contrôle du découpage électoral des circonscriptions). En 1967, le programme de discrimination positive est créé. Dans les secteurs où il emploie un nombre insuffisant de Noirs et de femmes, l’entrepreneur doit « fixer des objectifs et un calendrier d’application qu’il s’engage à respecter pour combler ces lacunes ».
31. Andrew Kopkind, The Thirty Years’Wars,Verso, 1995, p. 30.
32. Lire en particulier Thomas Byrne Edsall et Mary Edsall, Chain Reaction. The Lmpact ofRace, Rights and Taxes on American Politics, Norton, New York, 1991.
33. Dans un article d’octobre 1968 sur le « Racisme blanc en col bleu », modèle de journalisme, Andrew Kopkind se montre capable de rentrer dans les raisons de ses adversaires et, quand ceux-ci sont issus des milieux populaires, d’éviter de leur opposer mépris de classe ou dédain culturel.
34. Andrew Kopkind, The Thirty Years Wars, op. cit.,p. 150.
35. Ibid.,p. 153.
36. Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, op. cit., p. 372.
37. Andrew Kopkind, The Thirty Years’ Wars…, op. cit., p. 143
38. Ibid., p. 308.
39. Pierre Dommergues, « L’essor du conservatisme américain », Le Monde diplomatique, mai 1978.
40. Les quartiers du sud de Chicago, desservis par des transports publics souvent en mauvais état, étaient à l’époque noirs à plus de 95 %.
41. Témoignage cité par Thomas et Mary Edsall, Chain Reaction…, op. cit., p. 6 ; sur ce sujet, lire Serge Halimi, « L’université de Chicago, un petit coin de paradis au cœur du ghetto », Le Monde diplomatique, avril 1994.