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Marx, ennemi de la raison ?

Sous le titre « Pourquoi le débat scientifique est devenu impossible : le spectre de Karl Marx », La Tribune a fait paraître fin mai 2019, un étonnant article de Ferghane Azihari et Laurent Pahpy, analystes en politiques publiques à l’Institut de recherches économiques et fiscales. Leur idée centrale est la suivante : aujourd’hui, bon nombre de gens, à gauche et à l’extrême-gauche, réfutent l’idée même du débat scientifique en tranchant toute question par le camp que défendent, ou que sont supposés défendre, les thèses en présence…

Ainsi, il serait pour eux « impossible de questionner l’homéopathie sans être accusé d’être à la solde du lobby pharmaceutique. Rappeler le consensus académique sur les risques associés aux pesticides de synthèse – dans les conditions normales d’utilisation – vous vaut d’être assimilé à de sinistres collaborateurs de l’agrochimie. Critiquer les énergies renouvelables peut même faire de vous un valet de l’industrie nucléaire. »

Une telle attitude trouverait ses origines directes dans la pensée de Marx lui-même. Celui-ci parlait , en effet notamment de « science économique bourgeoise » (pour disqualifier les théories de ses adversaires) par opposition à une science prolétarienne (pour valoriser la sienne). Ce faisant, les idées ne vaudraient pas selon leur proximité avec la vérité objective mais par les intérêts qu’elles défendent. Une attitude illustre un profond recul par rapport aux Lumières, le rejet de toute rationalité et de toute connaissance scientifique.

Après un développement où l’on apprend, entre autres, l’admiration des auteurs pour von Mises et Hayek (des économistes pour qui la moindre loi protégeant un peu les salariés procédait d’une dictature communiste rampante), et l’authenticité du marxisme de Lyssenko (prouvé ipso facto par l’absurdité de ses théories), la conclusion tombe telle un couperet : « Renoncer à l’obscurantisme marxiste semble plus que jamais nécessaire pour retrouver la sérénité du débat scientifique argumenté au pays des Lumières. »

Je ne sais pas si les auteurs de ces lignes ont jamais lu Marx. Ou, s’ils l’ont lu et n’y ont rien compris. Je ne sais pas non plus laquelle de ces deux hypothèses est la plus indulgente. Mais je sais que Marx et Engels ont maintes fois proclamé que, pour s’émanciper, le monde du travail avait besoin d’une théorie scientifique de l’évolution sociale. Et que ce combat exigeant la plus claire compréhension des rapports sociaux et du monde en général, Marx et Engels étaient d’ardents défenseurs de la raison. De Feuerbach à l’Anti-Dühring, tous leurs écrits saluent l’œuvre émancipatrice des Lumières. Et si les fondateurs du matérialisme historique avaient critiqué Hegel, c’est en raison des éléments de mysticisme qui encombraient sa pensée, et pour ne pas avoir appliqué de manière conséquente sa propre maxime selon laquelle « tout ce qui est réel est rationnel ».

Mais alors, comment expliquer qu’en matière sociale Marx et Engels aient pu parler de « science bourgeoise » ? Cette affirmation n’entre-t-elle pas en contradiction avec leurs positions résolument rationalistes ? Autant demander si le fait de dénoncer la médecine chamanique traduit un relativisme en matière de science médicale !

Si Marx dénonçait comme « vulgaires » les théories de certains économistes de son temps, c’est précisément parce qu’il les accusait de n’être que fausse science ; et, au lieu d’éclairer quoi que ce soit sur la réalité du monde et des rapports sociaux, de les dissimulait sous un épais brouillard.

En matière économique, Marx faisait d’ailleurs une différence radicale entre les ancêtres du courant néo-classique et de l’école autrichienne (à laquelle se rattachent von Mises et Hayek) et certains auteurs, en particulier Smith et Ricardo, à qui il reconnaissait la volonté de faire œuvre scientifique et sur les découvertes desquels il prenait appui. Smith et Ricardo n’avaient pourtant rien de communistes. Ils étaient des partisans convaincus du capitalisme et l’ordre bourgeois – ce que Marx ignorait moins que quiconque. Comment expliquer, dès lors, l’intérêt manifesté par Marx pour leurs travaux ? Ce paradoxe, insoluble si l’on porte les lunettes déformantes d’Azihari et Pahpy, est résolu de la manière la plus simple lorsqu’on prend les choses par le bon bout : contrairement à ce qu’ils prétendent, Marx n’a jamais fait des intérêts sociaux défendus par une théorie le critère de sa validité scientifique.

Chez Smith, et surtout chez Ricardo, la théorie de la valeur-travail (que Marx tenait comme une découverte de la plus haute importance) est une arme intellectuelle dans le combat contre les propriétaires fonciers et la rente qui bridait la croissance du jeune capitalisme britannique. La bourgeoisie était alors, sous certains aspects, encore une classe oppositionnelle, à qui la vérité pouvait rendre un service dans sa lutte contre les classes dominantes du passé. Si la bourgeoisie, une fois installée au pouvoir sans partage, rejeta la théorie de la valeur travail, ce ne fut certainement pas pour ses insuffisances scientifiques mais parce qu’elle jetait une lumière trop crue sur l’exploitation dont elle-même bénéficiait. La bourgeoisie se mit alors à faire la promotion de la théorie la moins scientifique et la plus idéologique qui soit, parce qu’elle légitimait son ordre social – à la manière dont la théorie des trois ordres justifiait la position de la noblesse médiévale.

De manière plus globale, comme par exemple en ce qui concerne la lutte contre les préjugés religieux, ce que Marx reprochait à la bourgeoisie n’est pas d’avoir jadis brandi le drapeau des Lumières mais au contraire de l’avoir abandonné. Et sous bien des aspects, la position qu’il revendiquait par rapport aux découvertes des intellectuels de la bourgeoisie en matière de théories scientifiques sur l’évolution sociale ou le fonctionnement du capitalisme était de les avoir dépassées – et non de leur avoir tourné le dos.

On pourrait bien sûr contester les analyses de Marx et, contre lui, plaider par exemple que la théorie de la valeur-utilité serait scientifiquement plus pertinente que celle de la valeur-travail. À ma connaissance, personne n’a jamais pu fournir un argumentaire convaincant en ce sens – et pour cause. On peut aussi pointer du doigt les divers problèmes de cohérence que soulève la théorie de valeur-travail ou celle du matérialisme historique et y chercher des solutions : c’est à cette tâche que se sont attelées des générations de marxistes, à la suite de Marx lui-même. Mais affirmer qu’aux yeux de Marx la validité d’une théorie ne dépendait pas de son adéquation à la réalité mais des intérêts sociaux qu’elle défendait relève d’une profonde ignorance – ou de la foi la plus mauvaise qui soit.

Alors que, dans le camp qu’on appelait jadis progressiste, on assiste à une inquiétante progression du rejet du rationalisme et que beaucoup croient « anticapitaliste » le fait de disqualifier la démarche scientifique, cette démarche (et ceux qui la promeuvent le revendiquent d’ailleurs généralement sans ambages) ne s’inscrit certainement pas dans l’héritage du marxisme mais au contraire en rupture ouverte avec lui.

Christophe Darmangeat

Une première version de ce texte est paru le 2 juin 2019 sur le blog de l’auteur.

Du même auteur, sur le même sujet, lire « L’hostilité à la science est (bien souvent) l'anticapitalisme des imbéciles » ; dernier livre paru, Le Profit déchiffré. Trois essais d’économie marxiste, La ville brûle, 2016 – en lire une recension sur Dissidences.