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« Ce n’est pas moi qui ai abandonné mon parti, c’est mon parti qui m’a abandonné » (I) Quand les démocrates étaient populistes

Le parti démocrate n’a pas toujours été le parti de la bourgeoisie libérale progressiste. Mais c'était avant qu’il ne tourne le dos à ses liens avec le mouvement syndical raffermis lors du New Deal, ce qui ancra son identité « de gauche », avant qu’il ne renonce au discours de classe qui le caractérisait pour relayer les préférences d'experts, artistes et intellectuels de plus en plus indifférents à la question sociale, avant qu’il ne sacrifie toute ambition égalitaire ne laissant plus aux petits blancs qui autrefois votaient pour lui que la nostalgie d’un passé détruit et l’espoir dans des mots d’ordre réactionnaires.

À l’origine, c’est-à-dire au XIXe siècle, le parti démocrate n’était pas progressiste. Il affirmait par exemple bien plus que les républicains la suprématie raciale des Blancs et s’opposait aux programmes d’équipements publics lancés par le gouvernement fédéral : « Tous peuvent être réalisés à moindre coût par les entreprises privées ou par les autorités locales », expliquait en 1854 Stephen Douglas qui, six ans plus tard, serait le candidat que les démocrates opposeraient au républicain Abraham Lincoln. En 1888, Grover Cleveland, démocrate lui aussi, s’offusque que « des allocations sous forme de retraites soient versées à des demandeurs pour la seule raison qu’ils se trouveraient dans le besoin, […] sans autre motif que leur état de nécessité 1 ». Au fond, l’idée clé des démocrates du XIXe siècle – le meilleur État est celui qui gouverne le moins – va résumer plus tard l’idéologie républicaine (armée, police et prisons non comprises). Une différence, toutefois, non négligeable : les démocrates ne vénèrent pas le marché et se méfient de la spéculation financière, qui selon eux dépouille le travailleur des fruits de son labeur. Néanmoins, l’État fédéral – parce qu’il est lointain, généralement entre les mains des républicains, opérant en symbiose avec les intérêts des « trusts » – est perçu comme plus spoliateur encore que la main invisible.

Vers la fin du XIXe siècle, il n’y a plus place aux États-Unis pour deux partis disposés l’un et l’autre à conserver l’ordre social, voire à le « moderniser » de manière à ce qu’il devienne plus inégalitaire encore. En Europe, un épuisement du même ordre débouche sur le remplacement progressif des formations centristes, « radicales » ou agrariennes par des partis socialistes (voire communistes à partir de 1920). Cette métamorphose n’interviendra pas aux États-Unis pour un faisceau de raisons (enracinement des clivages ethniques liés à une immigration continue, apparence de mobilité sociale et géographique procurée par la « frontière », poids de la religion, idéologie individualiste, etc.). Même au temps de sa splendeur, le parti socialiste américain compte seulement 118 000 membres. Et son candidat, Eugene Debs, n’obtient que 6 % des voix en 1912. Le système électoral à un seul tour est conçu, il est vrai, pour interdire l’apparition d’une troisième force politique. Mais, au Royaume-Uni, une contrainte semblable n’empêchera pas le surgissement du parti travailliste aux dépens du parti libéral.

Le terrain américain de la contestation anticapitaliste ne reste pas en jachère pour autant. Parallèlement au travail de mobilisation conduit par les socialistes, tournés vers la classe ouvrière, le parti populiste, puis la tendance « populiste » du parti démocrate ciblent les petits agriculteurs du type de ceux que John Steinbeck décrit dans Les Raisins de la colère (1939). Cette orientation s’accuse à partir de 1896, et elle inspirera la rhétorique officielle des démocrates, Franklin Roosevelt et Harry Truman compris, jusqu’au début des années 1950.

Si l’on doit évoquer ici cette phase « populiste », c’est que son abandon progressif, l’effacement du discours de classe qui la caractérise, l’enfermement dans un univers d’experts, de technocrates, d’intellectuels et d’artistes de moins en moins intéressés par la question sociale vont, à partir des années 1960, libérer un électorat populaire en déshérence pour une mobilisation de type réactionnaire. D’abord « démocrates pour Nixon », puis « démocrates pour Reagan », ces millions d’Américains reprendront la vieille antienne du « Ce n’est pas moi qui ai abandonné mon parti, c’est mon parti qui m’a abandonné ». Or, presque au même moment, souvent pour des raisons opposées (guerre du Vietnam en particulier), l’aile la plus à gauche abandonne le parti démocrate elle aussi…

De nos jours, le populisme a d’autant plus mauvaise presse que ceux qui écrivent (ou réécrivent) l’histoire appartiennent aux milieux privilégiés et fréquentent souvent, en tant qu’experts et commentateurs, les gouvernants et les industriels. L’épithète « populiste », qu’ils dispensent généreusement à Juan Peron et à Jean-Luc Mélenchon, à Benito Mussolini et à Bernard Tapie, à Margaret Thatcher, Pierre Poujade, Hugo Chavez, Silvio Berlusconi ou Sarah Palin, a surtout une fonction politique, celle de disqualifier tous ceux qui, à des titres infiniment divers, opposés même, ont remis en cause le consensus centriste, la pensée unique de leur époque, en en tirant parfois un supplément de popularité. Le lien est forcément ténu entre tous ces acteurs proclamés populistes par les gardiens de la paix intellectuelle : discours destiné aux classes populaires et moyennes, opposition aux « élites » (aristocratiques dans le cas de Margaret Thatcher), capacité de ciseler une formule qui fait mouche ou d’utiliser les moyens de communication modernes, volonté de mobiliser politiquement des citoyens excédés par le « système », la corruption, le crime. Mais si vouloir s’adresser à la majorité du peuple devient gage de populisme – et à ce titre marque d’infamie –, mieux vaudrait sans doute en revenir au suffrage censitaire, ou même ne plus soumettre les questions importantes qu'à l’arbitrage des élites éduquées.

« Seule politique possible » ou populisme : l’alternative ainsi agencée par une junte inamovible de petits penseurs, parfois qualifiés de « grands éditorialistes », a surtout pour fonction d’interdire de choisir dès lors que les choix et les jeux sont faits. Cette mise à l’index intellectuelle et technocratique de toute contestation, « bonne » ou « mauvaise », a perverti la gauche gouvernante américaine dès les années 1950, avant de contaminer la social-démocratie européenne trente ans plus tard. Avec les conséquences que l’on sait sur leur influence respective dans les milieux populaires.

Le peuple et les élites : en matière de « populisme », tout est évidemment question de définition. Qui est le peuple ? Qui sont les élites ? Aussi longtemps que la question ne se posa pas vraiment, le populisme ne constitua une hantise que pour la droite. Car le peuple, c’était d’abord à gauche qu’on le trouvait. Et la « croix d’or », la « presse de Wall Street », les « rois de la finance qui achètent le Congrès » (William Jennings Bryan en 1896), les « cent ou deux cents “Je-sais-tout” qui contrôlent les cordons de la bourse de la Nation 2» (Franklin Roosevelt en 1936) étaient surtout repérés dans le camp d’en face 3.

Les passerelles furent nombreuses entre les socialistes américains et les populistes. Mais les différences idéologiques de fond imprimaient des identités fortement distinctes. Les populistes américains ne remettaient en cause le capitalisme ni dans son ensemble ni dans sa logique. Ils dénonçaient surtout ce qui faisait obstacle à la promotion sociale de leurs électeurs dans le système existant : privilèges politiques, cartels, monopoles, banques, « aristocratie de papier ». La centralisation les effrayait ; ils lui préféraient faction des associations ouvrières et des coopératives d’agriculteurs.

À défaut d’une analyse matérialiste de l’histoire, leur explication de ce qui advenait laissait une large place aux complots et aux explosions de colère. « Les populistes, écrit Christopher Lasch, n’imaginaient pas à quel point l’indignation d’un instant retombe vite et redevient de l’indifférence sitôt que les revendications immédiates sont satisfaites. Bien davantage que les socialistes, disposés à un travail de longue durée pour créer une conscience de masse de la supériorité morale de l’ordre socialiste, les populistes américains ont toujours été sujets au découragement quand leurs espoirs d’une transformation rapide se sont métamorphosés en poussière 4. »

Contrairement à une croyance tenace, c’est à partir de 1896, et non du New Deal, que le parti démocrate rompt avec la tradition « libérale » américaine d’un État croupion pour devenir l’avocat d’une politique de redistribution des revenus. Il le fait en parvenant – comme Ronald Reagan plus tard, mais en sens inverse – à redéfinir certaines des notions de base de la culture « politique » des États-Unis : liberté, humanité, individu, famille. Sans oublier, bien sûr, la religion, dès lors que, pour les « populistes », l’égalité des origines a été détruite par l’introduction de formes non naturelles d’organisation économique. « Dieu a créé tous les hommes, explique William Jennings Bryan en 1899, et il n’en a pas créé certains pour qu’ils rampent et d’autres pour qu’ils leur grimpent sur le dos. »

Franklin Roosevelt n’a qu'à reprendre cette thématique pour justifier, en 1936, les expérimentations économiques et sociales auxquelles il va se livrer, et, face aux maîtres de refficience, pour excuser par avance les erreurs auxquelles ces expérimentations conduiront : « L’immortel Dante nous dit que la justice divine mesure différemment les péchés nés du cynisme et ceux qui ont pour motif le désir de bien faire. Mieux vaut les fautes d’un État qui vit dans un esprit de charité que les omissions délibérées d’un État gelé dans la glace de son indifférence. » Il enchaîne : « La liberté réclame la possibilité de gagner sa vie – une vie décente conforme au niveau général de l’époque, une vie qui ne procure pas seulement à l’homme les moyens de subsister mais lui donne des raisons de vivre 5. » Quatre ans plus tard, à défaut de promettre du pain et des roses, comme le fera le Front populaire français, la plate-forme du parti démocrate s’engage à « œuvrer en permanence pour une distribution équitable de notre revenu national entre tous ceux qui travaillent 6 ».

Ce rappel souligne assez la plasticité de certains concepts et, par conséquent, le rôle important de ceux, hommes politiques ou fondations intellectuelles, qui savent les interpréter de manière à ce qu’ils favorisent des politiques particulières. Pour les pauvres et les salariés modestes, la liberté américaine, ce fut tantôt l’assurance qu’on disposerait à la fois de moyens de subsister et de « raisons de vivre » (Roosevelt), tantôt la certitude de devoir assumer, durement, seul le cas échéant, son incapacité à se procurer ces moyens-là (Reagan). En 1984, républicains et démocrates vont s’opposer autour de la signification d’un autre mot, également très disputé : celui de « famille », métaphore de la solidarité entre parents pour les uns, substitut à l’action illégitime de l’État pour les autres.

« Populiste » ou non, le parti de Roosevelt apprend, au cours des années 1930, à tirer parti de la catastrophe économique qu’on lui lègue et du triomphe politique quelle lui ouvre (vingt années de présidence ininterrompue) pour transformer le terrain idéologique « de manière à pouvoir conduire, à l’échelle fédérale, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, les politiques sociales que les progressistes avaient imaginées depuis le début du siècle 7 ». Plus généralement, la crise de 1929, intervenue dans un contexte de capitalisme déréglementé, dissout les résistances à l’intervention de l’État dans la vie économique : redistribution des richesses, création monétaire, stimulation de la demande. Cette intervention peut être plus massive encore, comme dans le cas de la Tennessee Valley Authority 8.Et le président démocrate ne s’interdit pas d’invoquer contre le patronat les souvenirs de la Révolution américaine : derrière les « royalistes économiques » qu’il fustige, c’est la figure honnie des anciens tyrans britanniques qu’il veut exorciser. Au début du siècle, William Jennings Bryan expliquait : « Les grandes entreprises sont des créatures de la loi. Elles n’ont d’autres droits que ceux que le peuple leur confère. […] Il peut leur imposer les limitations que requiert la protection du bien public. » Roosevelt lui fait écho en 1938 : « Lorsque les intérêts du plus grand nombre sont en cause, les intérêts de quelques-uns doivent céder 9. »

Quand, avec un aplomb admirable, Ronald Reagan osera revendiquer dans les années 1980 l’héritage de Roosevelt, il y parviendra en partie parce qu’il aura alors redéfini avec maestria la figure du Léviathan contrôlé par quelques-uns, auquel « le peuple » a le droit de s’opposer. Ce sera l’État redistributeur des revenus. Et Reagan n’oubliera jamais de faire figurer les grandes entreprises au nombre des rebelles légitimes, puisqu’elles ont été « élues » par ce peuple qui leur achète leurs marchandises et leurs marques 10.

Aux yeux d’une coalition offensive, même la Constitution et le droit sont moins sacrés qu’on l’imagine. À partir des années 1980, les républicains ne cessent de proposer des amendements constitutionnels destinés à institutionnaliser leurs préférences politiques et sociales : prière dans les écoles, poursuites pénales contre ceux qui brûlent des drapeaux américains, prohibition légale de tout déficit budgétaire, protection juridique du fœtus, interdiction du mariage homosexuel, etc. En vain, le plus souvent, mais l’effet de mobilisation est réel.

Au temps de leur élan populiste, c’étaient les démocrates qui avaient assez d’audace pour discuter le caractère sacré d’une Constitution à vrai dire fort peu démocratique. Jusqu’au New Deal, ses dispositions vénérant la propriété furent d’ailleurs sans cesse invoquées par des juges conservateurs, y compris ceux de la Cour suprême, afin d’endiguer des législations progressistes en matière de fiscalité, de droit syndical, de mise en cause des monopoles, de protection de l’hygiène et de la sécurité des travailleurs. Car non seulement la Constitution américaine n’assurait pas l’égalité quelle promettait, mais elle protégeait ceux que Woodrow Wilson appela en 1912 « les maîtres des États-Unis », c’est-à-dire « les capitalistes et les manufacturiers ».

L’idéologie dominante sacralisait l’individualisme ? Qu’à cela ne tienne, les démocrates exaltaient un type particulier d’individu : « Les hommes qui m’intéressent sont ceux dont on n’entend jamais la voix, auxquels les journaux ne consacrent jamais une ligne, qui ne montent jamais sur une tribune, qui n’ont jamais accès aux responsables des affaires publiques, mais ceux qui poursuivent dans le silence et dans la patience leur travail de chaque jour, portant sur eux tout le fardeau du monde [1]. » On ne parle pas de lutte de classes, bien sûr, on se défend même de « dresser une classe contre l’autre », mais, dès 1896, on clame que « la société est divisée par l’argent » et on se propose de « mobiliser tous les gens qui souffrent à cause des trusts contre les quelques individus qui dirigent les trusts [2]».Les syndicats, que les républicains ont sèchement éconduits, savent désormais à qui s’adresser et pour qui voter.

L’État intervient lui aussi. À la fin du XIXe siècle, les démocrates se déclarent disposés à remiser au placard, explicitement, l’héritage idéologique jeffersonien qui voulait que le gouvernement idéal laisse chaque individu agir à sa guise. « Quand je rencontre un homme qui n’est pas disposé à supporter sa part du fardeau d’une autorité publique qui le protège, s’exclame William Jennings Bryan en 1896, j’ai en face de moi quelqu’un qui ne mérite pas les bienfaits quelle lui procure. J’aime la puissance publique et je veux la rendre si bonne qu’il n’y aura plus un seul citoyen sur cette terre qui ne sera prêt à mourir pour elle [3]. » Mais, là encore, pour que le discours ne choque pas trop, il est formulé de manière à être compris comme l’actualisation, la réinterprétation de la tradition libérale américaine, et non comme sa réfutation. C’est parce que le pouvoir des fortunes et des trusts est devenu trop grand que les démocrates doivent, presque à leur corps défendant, équilibrer cette puissance en lui opposant celle du gouvernement fédéral. L’État fort contre l’argent fort, en somme.

Plus tard, excédés par le « communautarisme » qui suivra la contre-culture des années 1960 et qui favorisera le néolibéralisme en le laissant se déployer tranquille, certains historiens américains évoqueront avec nostalgie la phase populiste du parti démocrate, celle d’un discours tranché, à la fois construit autour d’une thématique de classe et enraciné dans une longue histoire de protestations populaires 14.

L’évolution qui, à partir des années 1950, va conduire les deux grands partis américains à rivaliser de faveurs à destination des milieux d’affaires justifie assurément ce genre de regrets. On aurait tort toutefois d’oublier que la priorité accordée à des clivages économiques eut longtemps pour pendant la mise en veilleuse de thèmes liés à l’égalité raciale et sexuelle, dont le parti démocrate redoutait qu’ils ne divisent les catégories populaires auxquelles il entendait s’adresser, en particulier dans les États racistes (et démocrates) du Sud. Il fallut quand même attendre 1948 pour que le président Truman proposât au Congrès une législation protégeant les droits civiques des Noirs, et 1957 pour que des lois de ce type fussent enfin votées. En cette matière et en quelques autres, le « retour du refoulé » était prévisible.

Le New Deal aux États-Unis et le Front populaire en France représentent l’âge d’or des relations entre partis progressistes, ouvriers, paysans, employés, intellectuels et fonctionnaires. Mais si, en France, les passages de la gauche au pouvoir furent – jusqu’en 1981 – toujours suffisamment brefs pour l’obliger à retourner au peuple, la situation américaine va se caractériser par l’installation à Washington, pendant près de vingt ans (1932-1952), d’une coalition keynésienne informelle entre parti démocrate, chefs syndicaux, universitaires et technocrates. Progressivement, parce qu’ils seront de plus en plus mal placés pour dénoncer l’« élite », ils abandonnent aux républicains l’usage des bribes les plus réactionnaires d’un discours « populiste » laissé en jachère.

Avec le maccarthysme, son puritanisme et ses chasses aux sorcières, l’intelligentsia de gauche s’aperçoit que la droite peut mobiliser une partie du peuple contre elle. Derrière le cri « Vingt années de trahison ! », le sénateur républicain du Wisconsin dénonce en effet pêle-mêle l’État, les universités, les grands journaux, Hollywood, tous infestés de communistes, de décadents, d’« anti-Américains » – d’ailleurs souvent juifs. En apparence, les philistins se soulèvent contre l’Amérique progressiste et savante. Elle les accueille avec mépris. Elle redécouvre le « populisme », mais pour le vouer aux gémonies. Car les intellectuels démocrates, au lieu de s’interroger sur les responsabilités de leur parti qui, à partir de 1945, avait nourri la paranoïa anticommuniste – et donc, par associations concentriques, le soupçon sur tous ceux qui, pendant le New Deal, avaient travaillé avec des communistes –, choisissent de traiter le « problème » comme s’il était d’abord d’ordre culturel, voire psychiatrique. Souvent cooptés par l’État, la Rand Corporation, les instituts de recherche universitaires, ils ont d’abord servi leurs carrières et cessé à ce titre d’exercer le rôle de penseurs de la société nouvelle. Quand on ne comprend pas un peuple qu’on ne fréquente plus, mieux vaut disqualifier ceux qui l’écoutent encore : le populisme, voilà l’ennemi !

L’un des historiens américains les plus renommés, Richard Hofstadter, suggère ainsi que le maccarthysme marquait l’aboutissement d’une « tradition populiste et progressiste qui a tourné, devenant antilibérale et intempérante ». Il ne s’agissait nullement à ses yeux d’une métamorphose : la « déconversion » résultait du « développement de certaines tendances ayant toujours existé, en particulier dans le Midwest et dans le Sud : Isolationnisme et l’ultranationalisme, les phobies religieuses, raciales et identitaires, le ressentiment à l’encontre des grosses entreprises, des syndicats, des intellectuels, des États du Nord-Est et de leur culture 15 ».

Commode, l’assimilation entre populisme et maccarthysme était néanmoins discutable : le populisme fut particulièrement puissant dans le Sud, le maccarthysme dans le Midwest ; les populistes avançaient un programme détaillé de réformes économiques, le sénateur du Wisconsin se contentait de diatribes contre les « subversifs » ; enfin, les partisans de Joseph McCarthy correspondaient à l’électorat qui s’était opposé aux candidats populistes et progressistes, puis au New Deal.

Au demeurant, bien des intellectuels et syndicalistes proches du parti démocrate avaient eux-mêmes concouru à la chasse aux sorcières ; leur aversion affichée à l’égard d’une pensée d’État à la soviétique ne les avait pas toujours empêchés d’encaisser les subsides de la CIA, fut-ce par l’entremise de « fondations de paille » à peine déguisées. Au fond, le sénateur du Wisconsin poussa juste un peu plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité le « combat pour la loyauté des intellectuels du monde » que les démocrates s’étaient fait une fierté de conduire à partir de 1947.

Au lieu d’être soumis au crible d’une analyse sociale ou historique, le phénomène « populiste » déclenche dès les années 1950 la recension par les intellectuels et les instituts de recherche démocrates des traits psychologiques de l’extrémisme : un « style paranoïaque », une « tendance à vouloir séculariser une vision religieuse du monde », des allergies raciales et insulaires. Alors que c’était elle qui avait permis toutes les victoires de la gauche américaine, la classe ouvrière blanche devient suspecte. Amour de la chasse et des armes à feu, machisme, culte de la force dans les relations internationales : tout est bon pour disqualifier les nouveaux gueux. Et, sur ce terrain, chaque année plus marqué par les « aspects symboliques » que par l’analyse sociale, ce sera la ruée des experts. Le « populisme » se trouve promptement associé à une « personnalité autoritaire » résultant d’un « retard culturel » auquel on peut remédier par un programme de « rééducation »… Le tout est apprécié scientifiquement grâce à une panoplie d’entretiens de deux ou trois heures (« étude clinique intensive »), d’« échelles » (autoritarisme, antisémitisme, conservatisme, etc.). L’échelle du fascisme, par exemple, mesure l’agressivité, le cynisme, la rigidité morale, l’intolérance à l’ambivalence, l’infantilisme sexuel. Comme Christopher Lasch en fait l’observation, on définit ainsi, à partir des postulats « éclairés » de la « minorité civilisée », des « critères de santé politique auxquels seuls les membres d’une avant-garde auto-constituée [répondent] 16 ». Installée au pouvoir, dorlotée de privilèges, protégée des intempéries financières, la haute intelligentsia « progressiste » a fini par trouver le peuple un peu grossier, irrationnel, rigide, en un mot, trop « populiste ». Ayant bien intégré son propre discours sur la « fin des idéologies » et la légitimité des experts dans une économie-industrielle-moderne-marquée-par-la- complexité, elle en est venue presque naturellement à envisager le traitement psychologique et bureaucratique de toute dissidence populaire.

(À suivre…)

Serge Halimi

Extrait du Grand Bond en arrière, Agone [2004], 2012, chap. III, p. 74-100.

Du même auteur, dernier livre paru, Quand la gauche essayait, Agone [1993, 2000], 2018.

1. Cette citation et la plupart de celles qui suivent sur ce thème sont tirées de John Gerring, Party Ideologies in America 1828-1996, Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 169.
2. En France, à partir des années 1920 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la gauche stigmatisera les « deux cents familles », c’est-à-dire les principaux actionnaires de la Banque de France, semi-publique jusqu’en 1936. On doit la formule au très peu révolutionnaire Édouard Daladier, en octobre 1934.
3. Cités ibid.,p. 196.
4. Christopher Lasch, The Agony of the American Left, Vintage Books, New York, 1969,p. 9.
5. Discours du 27 juin 1936 – cité in John Gerring, Party Idéologies in America…, op. cit.,p. 212.
6. Plate-forme du parti démocrate en 1940 – citée ibid.,p. 215.
7Ibid.,p. 230.
8. Créée en 1933, la Tennessee Valley Authority pilotera, dans sept États du Sud, un gigantesque programme de barrages publics destiné à maîtriser les crues, à produire de l’électricité, à développer la navigation, à favoriser la bonification et la culture des terres. C’est l’un des exemples les plus spectaculaires et les plus populaires d’une intervention vigoureuse de la puissance publique dans la vie économique et sociale du pays, l’un des « joyaux » du New Deal.
9William Jennings Bryan, discours du 20 janvier 1900 ; Franklin Roosevelt, discours du 21 septembre 1938 - citésin John Gerring, Party Idéologies in America…, op. cit.,  p. 195.
10Sur cette thématique du « populisme de marché », lire Thomas Frank, Le Marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, Agone, 2003.
14. Sur ce point, lire Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2001; et Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, Climats, 2002.
15. Richard Hofstadter, The Age of Reform,Random House, New York, 1955.
16. Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, op. cit., en particulier les chap. X et XI.
Notes
  • 1.
    Woodrow Wilson, 2 septembre 1912 - cité in John Gerring, Party Idéologies in America…, op. cit., p. 197.
  • 2.
    William Jennings Bryan, discours de septembre 1896 – cité ibid., p. 197-198.
  • 3.
    . Ibid.,p. 207.