Au jour le jour

Racisme blanc en col bleu

À la fin des années 1960 aux États-Unis, le mépris que la gauche institutionnelle cache de moins en moins pour les « petits Blancs » tend déjà à les jeter dans les bras d’un démagogue, avant qu’ils ne soient poussés un peu plus à droite. C’est alors que le journaliste militant Andrew Kopkind enquête sur l’Amérique profonde, donnant la parole à ceux « qui souffrent et qui confondent ceux qui souffrent comme eux avec ceux qui les tourmentent ». Gouverneur de l’Alabama, transfuge du parti démocrate qui critique le poids du gouvernement fédéral, George Wallace stigmatise les Noirs, les étudiants et les opposants à la guerre du Vietnam. Si le succès de Wallace marque ses limites au niveau national lors de la campagne présidentielle de 1976, les effets de l'abandon par les démocrates de leur électorat traditionnel, la classe ouvrière blanche, a retrouvé avec Trump une certaine actualité.

Le pays de George Wallace – dans les marches industrielles du nord des États-unis – est le pays des laissés-pour-compte. Non des exclus, des oppressés ou des dépossédés : le public de Wallace s’est tout simplement effacé de nos esprits. Tandis que les Noirs sont harcelés, les pauvres font l’objet de « programmes », les étudiants sont rossés, les élites honorées et la « nouvelle classe » portée aux nues, les travailleurs blancs sont ignorés. Ils n’inspirent ni peur ni admiration. À Cleveland, les quartiers favorables à Wallace s’étendent, hésitant entre les banlieues bien entretenues et les ghettos sales – pas assez déclassés pour être rasés ou tout juste bons pour la ségrégation. Autour d’eux, l’atmosphère est épaisse et lourde – saturée de fumée et de poussière, d’ennui et de frustration.

Depuis l’entre-deux-guerres, les revendications des travailleurs en col bleu – en tant que classe – avaient été exprimées par deux institutions : les syndicats et le parti démocrate. Par le biais de l’une ou de l’autre, les salariés pouvaient élaborer une identité sociale, quoique incomplète. Désormais, ces deux institutions ne remplissent plus ce rôle d’aucune façon conséquente.

Il serait pour le moins difficile de trouver un responsable syndical qui n’admette pas, à l’unisson des autres, que les syndicats ont « perdu contact » avec la base. Comme force de médiation, le parti démocrate est tombé un peu plus en désuétude. Les sections locales du parti qui servirent autrefois de vecteurs de mobilité sociale à une myriade de groupes ethniques sont hors d’état de jouer ce rôle. Ces dernières années, la politique ethnique s’est coulée dans un schéma de conscience en noir et blanc : la lutte des races a fondu Polonais, Italiens, Irlandais et Gitans dans le melting-pot des Blancs. Le parti démocrate est alors perçu comme un ennemi actif des « gens ordinaires » : il appelle leurs fils sous les drapeaux pour des guerres inutiles, laboure leurs quartiers pour construire des autoroutes, laisse les émeutiers écumer leurs rues et s’approprie leurs salaires par voie fiscale au bénéfice d’autrui. Le syndicat est considéré comme à peine plus fréquentable : il sacrifie les enjeux locaux aux négociations nationales, fait le jeu de l’entreprise en coulisses, et il propulse les incompétents et les travailleurs non qualifiés à des postes bien payés.

Que ces récriminations soient justifiées ou non, elles sont profondément enracinées. Les avancées « réelles » que les travailleurs blancs ont obtenues grâce aux syndicats et partis politiques ne les portent pas à une gratitude éternelle, pas plus qu’elles n’atténuent les frustrations objectives de la vie en col bleu.

Du puit de ces frustrations jaillissent des bulles de racisme qui explosent en surface, et cela n’a rien de surprenant : les États-Unis fournissent ce gaz empoisonnée à tout un chacun. Mais pour les travailleurs en col bleu, la campagne électorale de Wallace est le premier moyen d’expression original à leur disposition depuis des années.

En tant que candidat national dont l’électorat est présent en tout point du pays, George Wallace peut incarner différentes choses pour différents publics – même s’il ne tient qu’un discours. Pour Bradley Jefferson, ouvrier dans l’automobile à l’usine Fisher Body dans la banlieue industrielle de Cleveland à Euclid, Wallace n’est ni un messie ni un fou. Mais au moins, il est meilleur que « les autres ». Wallace parleaux gens comme Bradley Jefferson, et Jefferson lui retourne une attention aussi inhabituelle en portant sur son lieu de travail un badge à l’effigie du candidat.

« J’étais un démocrate inconditionnel, commença Jefferson au cours de notre longue conversation. Je croyais qu’il n’existait rien de tel qu’un démocrate – ils étaient en faveur des petites gens, des travailleurs. […] Je n’ai jamais voté pour un républicain, pas même Eisenhower : je ne peux tout simplement pas voir un président républicain. J’ai voté pour Johnson en 1964 parce qu’il était contre Goldwater, mais j’ai pensé que c’était un pur politicien, à 100 % pour sa pomme. Maintenant, Nixon, c’est un toquard ; ce discours de caissier ne sonne pas très bien. Humphrey ? Il a tout bon : contrôle, contrôle, contrôle. Mais il est trop léger sur les questions raciales, c’est un inconvénient. (Mince, est-ce que je deviens raciste ?) Wallace, je ne l’aime qu’à 40 % ; ce n’est pas tant pour ce qu’il peut vraiment faire s’il devient président, mais le fait qu’il gagne, ou recueille beaucoup de voix, pourra rassembler les gens. Donc je suis pour Wallace. Mais vous savez, parfois je ne suis pas sûr de savoir pourquoi je vote pour quelqu’un. Est-ce que ça a un sens ? »

Selon un sondage réalisé par le journal de Fisher Body avant les conventions [de 1968], le choix présidentiel de Bradley Jefferson semble partagé par au moins un tiers des 1 800 employés de l’usine. C’est un homme doux et calme, père de neuf enfants, qui possède (presque) une maison, et dont un fils est dans les marines.Quelques autres de ses enfants se sont mariés et ont quitté la maison. Voilà bien longtemps, Jefferson et sa femme envisagèrent d’ouvrir un magasin de tissu et d’articles de mercerie, mais il dépensa ses économies en Californie pendant la guerre, et l'idée tomba à l’eau. En 1963, il réussit à acheter une « petite sandwicherie » dans le quartier, mais pour la perdre – ainsi que la moitié de son investissement – deux années plus tard. Maintenant, à ses heures perdues, il bidouille de vieux téléviseurs et regarde le football sur un nouveau modèle. Il est né à Cleveland, pas loin de sa maison actuelle, et le voisinage immédiat est encore blanc. À plus de deux kilomètres de l’avenue commencent les quartiers noirs. Pour une raison ou une autre, il envisage de quitter la ville.

Pendant des années, Jefferson a travaillé à la chaîne, fixant les planchers des voitures, à la cadence d’un toutes les 80 secondes. C’était, ainsi que l’affirmaient tous les ouvriers de la chaîne de montage, « un rythme assassin ». Maintenant, son âge et son expérience lui ouvrent droit à des tâches plus faciles, hors de la chaîne – assemblant « quatre ou cinq boulons, quelques écrous et vis, un morceau de caoutchouc et un morceau de chrome » pour les vitres arrières des Cadillac et Oldsmobile. La convention collective prévoit que Jefferson réalise 21 montages par heure, ou 189 par jour ; mais il peut en faire plus s’il travaille plus vite, et parfois il termine en avance et se défile pour jeter un œil au journal ou au Reader’s Digest. Il n’est pas autorisé à quitter l’usine pendant la journée.

C’est la période haute de la saison, et Jefferson travaille six jours par semaine. Comme tout un chacun, il compte les heures supplémentaires en tant qu’élément essentiel du salaire ; la semaine de quarante-huit heures (ou quel que soit le slogan actuel) est une fiction économique. Avant, il tenait les finances d’une autre section syndicale de l’usine, et bien qu’il se considère comme un « militant », il ne prend pas part aux affaires syndicales à un niveau significatif.

Il est à peine besoin de dire que la vie dans une usine automobile est complètement déshumanisante ; l’éclairage fluorescent et une convention collective n’ont rien changé, en pratique, aux effets sociaux du système industriel depuis l’époque des « moulins noirs sataniques 1». Ce qu'il est difficile aux non-ouvriers de comprendre – à rebours des mythes sur les conditions pépères et les salaires de cadres –, c’est que le syndicat lui-même contribue au processus de déshumanisation. Les responsables syndicaux de Cleveland pensent que la United Auto Workers est largement composée de partisans de Wallace, et quoiqu’il y ait bien des explications possibles, la structure extraordinairement manipulatrice de l'UAW doit être rangée au nombre des facteurs clés. « Tout se passe presque comme si l’UAW avait été façonnée dans le but de faire taire la base, me confia un responsable syndical inquiet. Nous ne disons rien à nos membres et leur demandons seulement de venir à nos réunions afin d’approuver nos décisions. » Il n’est guère surprenant que les membres en question refusent jusqu’à cette exigence minimale. Selon l’estimation de ses dirigeants, dans une grande section syndicale de Cleveland comptant 4 500 membres, seuls 1 % participent à la gestion courante. Dans une autre section, moins de 10 % font appel à la commission des litiges, et presque les trois quart ne se sont pas rendus aux urnes aux dernières élections syndicales. À General Motors, pendant trois mois sans discontinuer, des réunions durent être annulées, faute d’atteindre le quorum de 50 personnes. Dans le système UAW, les problèmes quotidiens sont pris en charge directement sur la chaîne par deux douzaines d'intendants et de superviseurs habilités à changer les affectations de postes à la façon des experts en management, de sorte que les ouvriers s’adaptent au règlement de l’usine. Les ouvriers voient « leurs » intendants comme des bureaucrates apathiques faisant le sale boulot de l’entreprise.

Comme force sociale, le mouvement ouvrier (excepté en quelques rares secteurs) a cessé d’aller de l’avant voilà bien longtemps, et consacre maintenant un immense effort à faire du surplace. Ses politiques « progressistes » sont exprimées dans un flot de rhétorique - et de brochures émanant du siège international, mais au niveau focal, les quelques progressistes restants (et les gauchistes, espèce plus rare encore) font tout ce qu’ils peuvent pour s’affronter à la déferlante raciste et réactionnaire. Parfois, ils sont noyés. Dans une section syndicale de Chevrolet à Cleveland, les dirigeants étaient si racistes que le président accrocha un drapeau confédéré sur le mur de son bureau afin d’afficher ses sympathies ; le quartier général international envoya des hommes de Detroit pour le déchirer. Dans une autre usine de la General Motors, bien des cadres sont ouvertement en faveur de Wallace, en dépit de la propagande contraire venue d’en haut. Le président - à la retraite depuis peu de la zone Cleveland UAW (le plus grand syndicat de l’État) tint des propos racistes à peine voilés contre Cari Stokes, un Noir, au cours de sa première campagne, non victorieuse. Par un heureux hasard, l’opposant blanc à Stokes lors des primaires fut l’homme désigné par les cadres. Un responsable politique démocrate affirma récemment : « Cela fait plusieurs années que les dirigeants syndicaux ferment les yeux sur le racisme. Maintenant, ça leur saute à la figure. »

Les tentatives de certains militants syndicaux visant à former des groupes politiques en dehors du parti démocrate - ou de s’opposer aux positions démocrates orthodoxes - sont rapidement étouffées. Un responsable syndical rapporte : « Le sommet craint en fait la naissance d’une nouvelle organisation. Ils ont peur que les membres votent “mal” à la prochaine élection. » Lorsqu’un petit comité électoral de gauchistes d’une section syndicale UAW de Cleveland commença à s’agiter contre la guerre [du Vietnam], voilà à peu près un an, un représentant de l’état- major prit l’avion pour juguler la révolte anti-gouvernementale. Il déclara devant les ouvriers réunis à l’appel du comité : « La moitié d’entre vous, les gars, n’auront plus de boulot à la fin de la guerre. » Les coups de sabre des centrales contre les initiatives politiques indépendantes sont effroyables et rapides : quand une organisation non affiliée au parti, fondée pour faire campagne pour le non lors d’un référendum sur la « liberté du travail 2» en Ohio, essaya de poursuivre sur cette voie victorieuse dans le domaine éléctoral, les dirigeants syndicaux nationaux et locaux coupèrent tout financement et soutien. Ainsi fut tuée dans l’œuf la force politique la plus prometteuse qu’ait connue l’Ohio pendant toute une génération.

Pour des raisons qu’on n’a pas de mal à imaginer, la direction syndicale dépense des fortunes pour infliger une défaite à Wallace. Les ouvriers sont submergés de documents détaillant les actions anti-syndicales menées par Wallace en Alabama et, en plus des appels à contribution, ils lancent des appels à la raison. Mais, en un sens, tout l’effort fourni pourrait être contre-productif. Pour la bonne raison que les gens n’aiment pas s’entendre dire qu’ils sont « racistes » quand au fond de leur cœur ils soupçonnent que d’autres motifs sont à l’œuvre. Plus important encore, l’intransigeante posture anti-Wallace des responsables syndicaux est souvent ramenée à leur autoritarisme virulent sur d’autres questions. « Les syndicats ont essayé de faire voter pour des racistes dans le passé avec les mêmes intonations dont ils usent aujourd’hui contre le racisme, expliqua un militant à Cleveland. Les dirigeants concluent des accords nationaux dont la base sait qu’ils l’arnaquent, ou les chefs soutiennent des campagnes dIntégration que la base croit à ses dépens. Ils se font avoir des deux côtés, et ils en veulent aux syndicats. Désormais, les syndicats leurs disent de voter pour Humphrey, et ils sont capables de voter pour Wallace juste pour faire chier. »

Il est un paradoxe sous-jacent à « l’anti-syndicalisme syndical » qui peut expliquer une bonne part du syndrome Wallace dans le Nord industriel. Pour Ben Nash, travailleur à la chaîne à Fisher-Euclid (il monte des joints en caoutchouc sur les vitres de voitures), on peut facilement rendre compte du paradoxe. « Je suis membre d’un syndicat, me glissa-t-il dans un souffle. Je ne pourrais pas faire autrement. Je ne crois pas qu’il soit possible d’obtenir quoi que ce soit sans syndicat. Mais cela ne veut pas dire que je dois écouter les propos politiques des dirigeants. Ils ne savent pas comment ça se passe pour nous. Notre fils est sous les drapeaux ; il va à Fort Benning et là, pour lui c’est ou le Vietnam ou l’Allemagne. Je ne veux pas qu’il soit blessé au Vietnam ; cette guerre ressemble exactement à notre façon de faire marcher les choses – comme notre Nord contre notre Sud, les Noirs contre les Blancs, l’Ouest contre l’Est. Nous avons eu beaucoup de gars tués juste pour imposer deux types de gouvernement dans un pays qui n’en veut qu’un. Ceci dit, j’aurais bien voulu pouvoir voter pour Bobby Kennedy, parce qu’il est moralement au-dessus des autres, et il avait un bien meilleur conseiller à ses côtés que H. H. Humphrey. Notre gouvernement, de nos jours, c’est que des promesses et pas d’action. Je pensais le plus grand bien de Wallace, cela remontait à l’époque où il s’est révolté contre l’État fédéral. Maintenant, je ne suis pas contre les gens de couleur, mais je suis contre les émeutes. Je me fais vieux ; est-ce que je dois vivre dans la peur de la prochaine émeute ? Je veux que mon foyer soit aussi près du Ciel que possible. Je bâtis mon foyer et j’espère que le Seigneur va me laisser la vie sauve pour que j’en profite. »

En quinze années passées à Cleveland, Ben Nash a vécu dans une douzaine d’appartements et de maisons, avec et sans sa femme et un nombre variable de ses onze enfants. Avant ça, il avait rampé dans « 81 centimètres de charbon » dans les mines de Virginie occidentale ; le salaire minimum s’élevait à 36 cents la tonne (et l’on extrayait environ 10 tonnes par jour en moyenne) – « et tu te fournissais ta propre poussière de charbon pour ton usage ». Son premier appartement à Cleveland lui coûtait 30 dollars par semaine – la norme usuraire pour les familles de « péquenauds » à cette époque –, mais il fut contraint de déménager à cause d’une armée de punaises plutôt agressives qui commencèrent à s’en prendre à ses enfants. Maintenant, il peut se faire 200 dollars par semaine, heures supplémentaires incluses, en saison pleine, et il retape la charpente délabrée d’une maison qu’il a achetée pour 7 400 dollars, il y a cinq ans. L'autre jour, une famille « noire » a emménagé en bas de la rue, mais les Nash délibèrent toujours pour savoir s’il s’agit de « personnes de couleur » ou de « Portoricains ». En tout cas, la menace de la violence plane – de façon floue – au-dessus du ménage Nash.

Nerveuse, Libby Nash lâche : « Pendant les émeutes de Glenville [en juillet 1968], je pouvais juste me coucher en me demandant ce que je pouvais faire si elles arrivaient jusqu’ici. Nous n’avons pas d’armes ou autre. » Ben Nash pense que tout le monde devrait posséder une arme, mais pour une raison mystérieuse n’en veut pas dans sa maison. « Nous pensions que Stokes pouvait les rendre un peu plus calmes, raconte-t-il, mais il ne l’a pas fait. Je suis à 100 % avec la police, parce qu’ils ont fait serment de me protéger, et, d’une centaine de manières, ils me protègent tous les jours. Ce ne sont pas seulement les émeutes, c’est un tout. »

Quiconque, même sans posséder le b. a.-ba de la sociologie, pourra disqualifier Ben Nash et Bradley Jefferson comme racistes, et il y aurait là un fond de vérité. Mais le racisme ne constitue qu’un symptôme d’un syndrome beaucoup plus vaste. « Je ne pense pas que les gars de l’usine soient de véritables racistes, du moins pas plus que n'importe qui », me confia un transfuge de l’université qui travaillait dans une usine automobile proche de Cleveland. « Les gens ont eu très peur quand ils ont entendu parler des émeutes. Mais, à l’usine, les Noirs étaient bien traités – mieux même que dans les universités des classes moyennes. » Les plus vieux ouvriers acquiescent : il n’y a pas de lutte raciale à l’intérieur de l’usine.

Ce qui est arrivé à la classe ouvrière de Cleveland, comme à presque chaque secteur institutionnalisé de l’existence sociale aux États-Unis, c’est que le « centre » progressiste s’est effondré et le tourbillon généré par ce cataclysme a charrié des débris sociaux. Wallace est en position d’en ramasser quelques-uns. Dans sa campagne, il fixe des enjeux et une structure idéologique grossière en grande partie arbitraire. Sur ce terreau, si une autre campagne avait pris les devants, on aurait pu tout aussi bien assister à d’autres floraisons. En quelque sorte, étudier la campagne de Wallace ne nous apprend rien : il traîne les mêmes bagages rhétoriques et politiques au cours de ses nombreuses pérégrinations, et il est trop tentant de mettre tous ses partisans dans le même sac.

On ne peut pas les catégoriser aussi facilement. Le comité de soutien typique, dans le Sud, transcende les clivages de classe et de caste, des péquenauds de la « ceinture noire 3» aux banlieusards du « nouveau Sud ». Au-delà de ces régions, les vrais croyants de la John Birch Society 4 et les purs et durs de Goldwater5 sont au moins aussi importants que les « oubliés » en cols bleus. Les différentes fractions de cet électorat sont fréquemment en guerre les unes contre les autres. Dans l’Ohio, Wallace a mené deux campagnes distinctes : « pour les racistes et les bombardeurs », comme les appellent [en référence aux « va-t-en guerre »] les démocrates progressistes, de façon un tantinet simpliste. La campagne à l’adresse des ouvriers de l’industrie se concentre sur les émeutes, mais en prenant, ici aussi, des allures populistes. Les anathèmes de Wallace visant directement les banques, les fondations et les « intellos à lunettes » sont presque aussi attractifs que ses attaques concernant les Noirs. La campagne à destination des classes moyennes est plus obsédée par le « communisme ». Alors que bon nombre de travailleurs qui roulent pour Wallace sont des crypto-démocrates, les organisateurs de sa campagne pour les classes moyennes sont des transfuges républicains. Ils furent encore plus transportés d’enthousiasme quand Wallace choisit le général Curtis LeMay comme candidat à la vice-présidence, mais ce choix pourrait avoir entraîné la défection de certains ouvriers. « L'appel de Wallace contre la guerre, me dit un ouvrier, lui a attiré bien des sympathies parmi les plus jeunes types à l’usine. Ils ne veulent pas partir, mais ils sont effrayés à l'idée de se rendre. Fondamentalement, ils sont aussi terrifiés que les étudiants ; ils ne veulent pas mourir. » Ils pourraient être plus effarouchés que transportés à entendre l’anticommunisme fanatique de LeMay.

Les deux extrémités du spectre de la campagne de Wallace semblent se rejoindre au niveau des artisans spécialisés et des petits hommes d’affaires en herbe, ceux qui sont tout justes inclus ou exclus de la terre promise du statut social et de l’accomplissement de soi. Dans les usines automobiles, le soutien à Wallace est le plus important parmi les jeunes apprentis, dont beaucoup ont essayé – sans succès – de s’élever en accédant aux carrières des classes moyennes et se sentent maintenant piégés à l’usine. Juste au centre du spectre, on trouve le lumpen-salariatet les indépendants qui tirent le diable par la queue et ont tout juste pu s’extraire du centre-ville, se réfugiant dans ce camp, la nuque encore toute chaude du souffle de leurs anciens camarades de classe.

Pour le dire brutalement, Wallace ne peut rien faire pour aucun d’entre eux. Il n’a ni programme ni plan pour satisfaire ses différents électeurs du Nord. Dans l’Ohio, beaucoup de politiciens – comme Cari Stokes – croient (espèrent ?) que la candidature de Wallace va perdre de son attrait au dernier moment, quand les électeurs prendront la pleine mesure de l’horreur et de la futilité de sa campagne dans l’intimité de l’isoloir. Cela peut se révéler vrai, mais si la campagne n’est réellement que l’expression d’une « nouvelle politique » du ressentiment, le phénomène réapparaîtra de nouveau sous telle ou telle forme monstrueuse. Car Wallace comme ses électeurs savent que cette campagne leur a, en elle-même, déjà donné un certain pouvoir auquel ils n’avaient jamais goûté auparavant. Désormais, on les prend au sérieux, et il n’y a pas moyen de revenir en arrière.

Andrew Kopkind
Paru initialement en octobre 1968 dans Maydaysous le titre « Blue Collars and White Racism », ce texte a été repris in Joann Wypijewski (dir.), The Thirty Years’ Wars : Dispatches and Diversionsv of a Radical Journalist (1965-1994), Verso, 1995 ; traduction parue dans la revue Agone en 2004, (n° 31/32, p. 75-84). Toutes les notes sont de la rédaction
Andrew Kopkind (1935-1994) s’est détourné de la carrière dorée que lui promettaient une formation dans une grande université américaine de la côte Est des États-Unis et un recrutement au Time pour se consacrer à un journalisme militant. De la guerre du Vietnam à celle du Golfe, des luttes des Noirs à celles des homosexuels en passant par le féminisme Kopkind fut pendant trente ans de tous les combats de la gauche américaine – dont il en devient l’un des plus importants journalistes et, simultanément, l’un des critiques les plus intraitables…
1. Nom donné aux usines anglaises à la fin du XVIIIe siècle par William Blake dans un poème resté célèbre à ce jour, Jérusalem. Elles symbolisaient à ses yeux la déshumanisation et l’aliénation de l’ère moderne ouverte par la révolution industrielle. 
2. Aux États-Unis, les campagnes contre le droit de grève se mènent au nom de la « liberté du travail ». 
3. Nom de la douzaine d’Etats du Sud composés en majorité de Noirs dans l’entre-deux-guerres.
4. Think tank d’extrême droite fondé en 1958 par Robert Welch. Se plaçant sous le double patronage de Dieu et du marché libre, l’organisation s’est toujours signalée par un anti-communisme virulent. Son nom lui vient d’un soldat missionnaire tué par les communistes chinois peu après la Seconde Guerre mondiale. 
5. Candidat républicain à l’élection présidentielle en 1964. On lui doit la première inflexion néolibérale du parti d’après-guerre.