Au jour le jour

« 1984 », la novlangue n'est pas passée

Ce fut l'« année Orwell », ou plutôt l'année où Orwell a occupé les esprits le temps d'un anniversaire. Dix ans plus tard, le surgissement dans notre quotidien d'Internet, puis de la surveillance de masse, enfin des « vérités alternatives » du président des États-Unis ont remis, mais cette fois sans légèreté, le roman d'Orwell dans nos esprits. Toutefois, trente-cinq plus tard, la novlangue n'est toujours pas passée – ou trop bien ?

C’est au 14-Juillet, boulevard Beaumarchais, près de la Bastille, qu’on est allé voir 1984, le film que Michael Radford a tiré du roman d'Orwell. Il ne s’agit pas là d’une précision frivole mais d’une curieuse rencontre. Car 1984 se consacre à l'horreur de la mémoire effacée, et à l’usage que peut faire de la langue le pouvoir politique.

Il va de soi que se placer ainsi, par le hasard des distributions, sous le signe de la Révolution française, pour voir ce beau cauchemar de politique fiction, relevait d’une intéressante stratégie d’éveil. La Révolution française, oui, autrefois qualifiée de grande, que l’on souhaite ineffaçable, mais qui n’en finit pas d’être pervertie, faussée, fantasmée. La Révolution française qui, aussi, avait estimé nécessaire de « mettre un bonnet rouge » au vieux dictionnaire, comme dira plus tard Hugo, et de faire entrer des mots nouveaux dans la conversation.

Il y a là, dans le rapport du politique à la langue, quelque chose de fascinant et de, proprement, fondamental. La langue, vocabulaire et syntaxe, nous permet de donner forme à notre pensée. Si on change la langue, il y a fort à parier qu’on change la pensée. C’est, au plus beau, le travail des poètes : Hölderlin, quand il cherche à dire les effets de la Révolution française, précisément, ce qu’il y voit, à la lumière de ses autres interrogations, d’essentiel, s’en prend à la syntaxe. À un individu nouveau devait correspondre une structure de pensée nouvelle. C’est ce que firent également, en réponse à leur propre questionnement, Mallarmé ou Joyce entre (quelques rares) autres. Mais c’est également ce qui se passe, de façon plus diffuse, avec la langue quotidienne. telle qu’elle nous est livrée par la presse ou la publicité. Où on peut remarquer un appauvrissement assez affolant du vocabulaire, une contamination large par la langue du pays économiquement dominant, et une négligence obtuse des règles élémentaires du français.

On peut toujours sourire et considérer que les batailles de puristes sont des survivances archaïques et condamnées. L’ennui, c’est définitivement que, moins on a de mots pour s’exprimer, moins on fait jouer sa réflexion, moins on a de règles pour mettre en relation ses idées, et moins on risque de penser. Remarquons d’ailleurs, et avec la solennité qui, en cette affaire grave, s’impose, que la pensée envisagée comme risque devient elle aussi un archaïsme.

C’est bien là l’enjeu de 1984 ; le livre d’Orwell a connu cette année un succès grandiose, ce qui est assez amusant. Qu’on ait besoin d’être en 1984 pour s’emparer d’un roman dont c’est le titre relève d’une naïveté touchante.

Il serait perfide de se demander si ce qui a été a entendu chez Orwell, ce n’est pas uniquement la dénonciation du « totalitarisme », de préférence « rouge ». Alors que son trait de génie, c’est l’invention de la « novlangue » dont le but « était non seulement de fournir un mode d'expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. »

L’angsoc (socialisme anglais), c’est le parti qui encadre systématiquement tout le pays. Tout est agencé pour que l’individu n’existe plus mais se fonde dans une masse entièrement dévouée au maintien de l’ordre existant. L’ordre existant est symbolisé par un grand frère, Big Brother, dont l’image est partout, et qui est censé tout voir et tout entendre. Dans cet univers paranoïaque, où le moindre moment, le moindre geste est placé sons surveillance, il convient, pour sa sauvegarde, d’être le plus lisse, le plus conforme possible.

Mais un nommé Smith, comme il se doit, se met à douter. Il lui a suffi, pour cela, d’avoir quelques lambeaux de souvenirs. Or, dans ce monde, il ne faut d’autre mémoire que l’officielle ; et l’officielle est changeante. Non seulement elle change, mais elle efface aussi traces de ses changements. Et c’est cet effacement qui constitue la réalité que tous doivent partager. Sous peine de trahison.

Smith est coupable par la pensée, ce qui constitue le crime des crimes. Il sera pris, et corrigé : c’est-à-dire redressé, convaincu qu’il était fou de ne pas partager la folle vérité des autres. Il finira par retrouver la pensée orthodoxe et par accepter que deux et deux ne fassent pas forcément quatre mais ce que le parti décide, y compris cinq ou trois.

C’est la novlangue qui doit aider à faire siens les principes de la double-pensée : celle qui rend compte du monde exclusivement en fonction des intérêts du pouvoir. Avec la novlangue, c’est un jeu d’enfant de comprendre que deux et deux font, le cas échéant, cinq. Il n’est même plus nécessaire alors de supprimer physiquement les « déviants » : il suffît de les supprimer mentalement

Cette fable noire a pour force son extrême intelligence des enjeux de la langue. C’est là que son implacable logique nous atteint et nous trouble durablement. En revanche, l'intrigue même, y compris le retournement final, est pâlotte.

Le film se devait, évidemment, d’occuper un autre terrain. Ce que fait, très élégamment et astucieusement, Michael Redford. Il a visualisé la terreur. Si l’enfermement retors de la novlangue et de la double pensée est laissé aux bons soins du texte, tout ce qui relève du cauchemar est rendu extrêmement sensible. Non seulement par l’obsédante présence de la ville en ruine, caractéristique d’une certaine science-fiction, non seulement par l'impassibilité traquée des visages, où un regard qui coulisse prend l'importance qu’aurait ailleurs une crise nerveuse, mais aussi et surtout par les différents traitements cinématographiques : le bleu glacé de l’image qui fait qu’on ne sait jamais si ce que nous regardons est « en vrai » ou transmis sur écran télé et regardé par la « police des pensées » ; les angles sous lesquels sont montrés les personnages, tantôt innocents, tantôt pervers, et qui nous font toujours changer de place en tant que spectateurs, puisque nous sommes parfois le double de Smith, parfois l’autre, mystérieux, qui peut-être l’épie. Il n’y a jamais transparence, et c’est redoutablement gênant. La réalité démente et inattaquable de la double pensée se voit transposée en cette autre réalité démente et inattaquable qu’est l'image de télévision. De ce point de vue, ce film est une belle réussite orwellienne.

Évelyne Pieiller

Lire la nouvelle traduction de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre parue aux Éditions de la Rue Dorion (Montréal) en janvier 2019.

Texte initialement paru dans Révolution le 23 novembre 1984, p 48.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique (en charge des pages « Culture » depuis 2012), à paraître, Mousquetaires et Misérables. Considérations résolues sur le peuple et la littérature populaire française du XIXe siècle (Agone, mai 2022).