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Moby Dick à Dublin

Tout le monde connaît Ray Bradbury pour ses Chroniques martiennes. Il est estampillé science-fiction, le genre humaniste, sympathique et lisible, l’anti-Dick. Comme souvent, la réputation est partielle et frôle le malentendu.

Bradbury est beaucoup plus bizarre qu’il n’y paraît. Déjà, La Foire aux ténèbres était un magnifique cauchemar, qui n’avait rien à voir avec la science-fiction et tout avec le fantastique, le vrai, celui des cauchemars d’enfant.

Mais c’est surtout avec La Solitude est un cercueil de verre que Bradbury a confondu ceux qui s’obstinaient à le trouver gentil, pour ne pas dire gentillet. Avec ce qui est le premier volume d’une autobiographie tordue, Bradbury écrivit un pur chef-d’œuvre, poignant, halluciné, rigolard et effrayant.

Il a continué avec Le Fantôme d’Hollywood, plus laborieux ; avec ''La Baleine de Dublin', il propose le troisième volet de sa vie, revue et corrigée, une vie qu’il sait raconter comme une légende bonhomme, naïve et fantasque, où il ne s’agit pas de décliner l’ensemble des événements mais d’en dire la vérité, une vérité plus grande que les seuls individus, une vérité de vieille ballade et de roman initiatique. En douceur, Bradbury ne donne pas dans le « sérieux ». Son art est bien plus... « sérieux » que ça. Il sait gambader et faire comme si toutes ses histoires n’étaient que de jolies bêtises – il est impeccablement élégant.

Il évoque son long séjour en Irlande, en 1953, quand il y rejoignit John Huston pour écrire le scénario de Moby Dick. Curieusement, il ne parvient guère à donner à Huston sa stature de « monstre sacré », ou, au choix, de sacré monstre. On pressent que Huston pourrait s’agrandir en un archétype formidable, mais on ne fait que le pressentir. Tout ce qui se rattache au cinéma reste d’ailleurs un peu attendu.

En revanche, l’Irlande est somptueuse. Bouleversante et joyeuse, comme une autre patrie, pluvieuse et mirifique, qui nous manquerait, et qui, pourtant, serait toujours tout près. Car cette Irlande-là, c’est celle des livres, c’est celle de Laurence Sterne (1713-1768), l’inestimable auteur de Tristram Shandy, c’est celle de Jonathan Swift (1667-1745), prête à toutes les démesures et fantasmagories ; c’est celle d'Oscar Wilde (1854-1900), brillante et noire; c’est telle de James Joyce (1882-1941), immense et minuscule, radieuse et haïssable et inoubliable ; c’est celle de James Patrick Donleavy (1926-2017), enfin, auteur américain d’origine irlandaise, qui, dès que ses droits d’auteur le lui ont permis, a d’ailleurs regagné le bercail, l’une des voix « irlandaises » les plus récentes et les plus captivantes, qui fait tordre de rire et pleurer comme un petit veau.

Bref, Bradbury dit l’Irlande, pas trop du côté gaélique, thanks God, mais bien plutôt du côté bistrot. Ses Irlandais ont ce que n’a pas son Huston : ils sont plus grands que nature, ils sont beaux comme des divagations d’ivrogne, ils sont infréquentables, ils sont indispensables. Tout en tchache, en inventions, en furia langagière, en séduction verbale. Ils tiennent le désespoir à distance, à tout jamais, comme la lumière derrière les vitres d’un pub tient la pluie fine à distance.

Bradbury nous donne son Irlande comme il nous offrirait un foyer dans la tête pour les jours tristes. C’est toujours d’actualité.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru sous le titre « La baleine de Dublin », dans Révolution le 23 septembre 1993, p 52.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique (en charge des pages « Culture » depuis 2012), de la même autrice, à paraître, Mousquetaires et Misérables. Considérations résolues sur le peuple et la littérature populaire française du XIXe siècle (Agone, mai 2022).