Au jour le jour

Michael Herr, de « Putain de mort » à « Walter Winchell »

À la fin des années 1970, Michael Herr, écrivit un livre magnifique sur la guerre du Vietnam, un livre nerveux, horrible, explosé, qui racontait la mort. La mort-napalm, la mort de la raison, la mort d’une génération cramée par l’épouvante, l’incompréhension, la dope et l’assassinat à haute dose.

Un livre qui n’avait pas pour mérite de n’expliquer que la guerre du Vietnam était une absurdité effroyable, un crime organisé monumental, mais qui avait pour ineffaçable beauté de trouver les mots, les syncopes, les images, les distorsions qui surent transposer, rendre sensibles, définitivement, les paysages mentaux ravagés d’une génération, les court-circuits d’esprits juvéniles soumis à la désintégration de toutes leurs habituelles représentations du monde.

C’était Putain de mort. Ce fut une sensation discrète. Mais au fil des ans, ce livre, orage nucléaire, acquit une étrange notoriété qui permit d’ailleurs à certains de le citer comme l’étalon-or du récit de guerre, à tout propos, même et surtout hors de propos. C’est ainsi que, quand parurent Les Cercueils de zinc, où une journaliste soviétique collationnait les interviews et lettres de soldats d’Afghanistan, et de leurs mères, bien évidemment fut une nouvelle fois hissé le drapeau Putain de mort. Alors même que Les Cercueils de zinc, s’ils sont particulièrement passionnants pour ce qu’ils font comprendre d’un rêve caractéristique de la jeunesse soviétique, le désir d’enfin être socialistement héroïque et utile, ne travaillent aucune forme nouvelle, et se satisfont d’un lyrisme appliqué, d’une syntaxe impeccable, d’une succession de documents.

Bref, Michael Herr dut peut-être sa relative célébrité à sa collaboration avec Coppola, pour Apocalypse Now. Gloire quelque peu douteuse, qui relève plus du prestige des dollars et des gros coups médiatiques que de l’appréciation argumentée. Ce dut sans doute être un peu compliqué à vivre.

Toujours est-il que longtemps nous n’eûmes plus de nouvelles de notre très convulsif et nécessaire Michael Herr. On le salua fugacement quand, avec Pellaert, il écrivit quasi la suite de Rock Dreams, vieilles stars mourantes sous des cieux blafards, remplaçant Nick Cohn dans l’hommage amoureux et pervers aux grandeurs du good old rock’n roll, celui-là même qui hurlait dans les têtes des soldats au Vietnam. Et on attendit de voir ce que notre grand brûlé de la mémoire, notre grand rocker de cette folie immense du Nam, notre grand imprécateur déchiré, allait finir par écrire... d’autre. C’est fait. C’est Walter Winchell. Un scénario. Refusé. À la gloire d’un journaliste-star. Entre poubelle et prophète. Entre égout et politologie. Ah ! Saisissant.

Walter Winchell, c'est typique american story. Un petit enfant juif, famille misérable. Harlem début de siècle. Walter veut être riche et célèbre. Bien sûr. (Quand sera-t-on dans un monde où on pourra dire « Il voulait devenir sage et joyeux, bien sûr » ? Passons.) Il commence par vendre des journaux, puis il s’essaie au music-hall. Il est quelconque.

C’est un curieux, une grande gueule, quelqu’un qui n’a pas la moindre notion de ce que peut bien signifier respect humain. Évidemment, il est drôle, vif, nerveux, dégourdi. Un jour, il a l’idée de sa vie : il va rapporter les cancans. Les ragots. Les indiscrétions. Les mettre dans le journal. Tout sur les dessous de Broadway. Qui dort avec qui, qui boit quoi, etc. La petite horreur sordide. Ça marche formidablement. Winchell abandonne le music-hall et devient une star. Il va avoir sa chronique dans deux cents journaux, passer sur toutes les radios, il est craint, il est haï, il est adulé. Il croise les gangsters, il snobe les vedettes, et il continue à remuer les petites boues, et à donner son point de vue sur tout. WW est un parfait produit des rêves de son temps. Mais, et c’est là que ça devient assez fêlé, il est un des premiers – dans les médias, comme on ne disait pas encore –, à parler de Hitler. Dès 1933. À l’insulter, à expliquer ce qu’il fait et veut faire, à appeler à l’action, à hurler contre l’antisémitisme, à dénoncer ceux qui, chez les riches et puissants, en Amérique, le soutiennent. Il a des ennuis, mais il est déchaîné. Et il finira par devenir le copain de Roosevelt, sa voix, son conseiller, avec toujours ce langage popu, argotique, inventif, formidablement grossier et contagieux. Winchell est, alors, plus qu’une star : une conscience. L’incarnation même de la Grande Conscience américaine. Ce qui ne l’empêche toujours pas de traîner ses guêtres vernies le soir dans la boîte la plus célèbre de New York, pour y trouver sa dose de mini-scoops.

Après-guerre, il aura quelques ennuis. On l’accusera, discrètement, d’être un peu trop rouge. Douce époque du maccarthysme. Roosevelt n’est plus là, et les temps ont sensiblement changé. Il tente alors pathétiquement, horriblement, de garder son rang en balançant toutes les garanties qu’on veut. De toutes façons, il est fini. La télévision va commencer à devenir la reine du monde, et il n’est pas bon à la télévision.

Winchell, peu à peu, devient un has-been, avant d’être une légende. C’est une histoire vraie. Écrite pour un film, au départ. Les producteurs n’ont pas voulu du scénario. Trop causant, peut-être. Foncièrement déplaisant, aussi, sans doute. C’est une histoire vraie, écrite. Un roman, donc. Une biographie folle et stupéfiante. Toute en nerfs.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 27 février 1992, p 13.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).