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Nanterre, une iconographie de la banlieue

Dans son livre Nanterre, du bidonville à la cité, Victor Collet retrace l’histoire de Nanterre, de ses bidonvilles et ses cités.

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Le bidonville de la rue des Prés : vue d’ensemble avec les Papeteries de la Seine et la cité Anatole-France (© Serge Santelli/Société d’histoire de Nanterre)

« Après 1964, le relogement des expropriés du quartier d’affaires s’accélère, prend ses quartiers à Nanterre et aggrave la pression sur les terrains disponibles au moment où, précisément, la ville ouvrière et communiste butte sur cette autre histoire parallèle du logement : celle des bidonvilles. Rendu malencontreusement célèbre par son développement, cet habitat étrange et spontané s’est enraciné et provoque une triple rupture dans la ville ouvrière: nationale, sociale et politique. La bourgade rurale et ses friches a laissé place à la terre d’immigration, coloniale et du Sud. Elle explose démographiquement et intègre vite la brûlante question des terrains qui se raréfient pour la construction, devenant un problème politique majeur et le terreau d’une vraie scission communale. »

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Le bidonville de la rue des Prés : jeux d’enfants à l’entrée des baraques (© Serge Santelli/Société d’histoire de Nanterre)

« Les familles des bidonvilles de Nanterre, loin des clichés, se caractérisent aussi par leur hétérogénéité : sociale, des structures d’émigration, familiale, économique et politique. Le traitement administratif discriminant et le logement en bidonville ont beau éloigner de la condition ouvrière ordinaire, les occupants de baraques restent malgré tout clairement insérés dans ce qu’il est convenu d’appeler les “classes populaires”. Très majoritairement intégrés, au moins les hommes, aux postes de manœuvres et d’ouvriers spécialisés des grandes industries automobiles ou du bâtiment, les habitants ont, là comme ailleurs, des pratiques relativement autonomes régies par un même confinement territorial, social et culturel. On est loin de la représentation dominante et misérabiliste d’un lumpenprolétariat ou sous-prolétariat des bidonvilles de la misère, repères à délinquants marqués par l’asocialité de leurs habitants, qui s’étale dans plusieurs quotidiens nationaux. »

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La résidence universitaire avec le chantier de la bibliothèque et les cheminées d'usines du Petit Nanterre en Décembre 1968 (© François Collet)

« Entre la ville et l’université, c’est l’ignorance réciproque qui domine. La séparation des deux s’est longtemps nourrie de leur distinction juridique, culturelle et sociale. D’un côté, on ne compte plus les travaux sur l’université qui, jamais, ne se réfèrent au territoire nanterrien. De l’autre, les travaux sur l’histoire ou le présent de la ville populaire abordent rarement ses liens avec l’université. Dans son Nanterriens, les familles dans la ville (1990), Martine Segalen y consacre bien quelques lignes mais pour constater la méconnaissance et le désintérêt des étudiants pour les quartiers environnants à la mauvaise réputation. Le clivage trouve même un achèvement sémantique original. Alors que l’on nomme (officiellement) les habitants de Nanterre les Nanterriens, les universitaires, eux, emploient fréquemment le terme de Nanterrois, aussi bien pour parler des Nanterriens que pour s’auto-désigner comme communauté spécifique. Au départ simple erreur, cette division s’enracine avec le temps. Car les universitaires arpentent très peu le territoire. Et, sans se confronter, les appellations se perpétuent inévitablement. »

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Jeunes « bébés » de la Crèche sauvage. Pelouses des bâtiments de la faculté des lettres en 1970 (© AFP)

« En février, un tract de Vive la révolution – groupe militant maoïste-libertaire – annonce en effet la création “d’un Centre d’activités des enfants de Nanterre, c’est-à-dire une crèche-garderie”. L’origine est confuse mais l’opération est vite rebaptisée et popularisée sous le nom de “crèche sauvage” par les militants de VLR qui la pilotent. Ses objectifs sont clairs : accueillir les enfants du personnel de la fac, des étudiants et des enseignants, et des familles du quartier. Lutter contre la pénurie et le prix des crèches ordinaires. »

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Le passage exigu de l’avenue de la République à la cité des Potagers en direction de la cité des Marguerites en 1986 (© agence IM’média)

« Les contrôles permanents, les tensions latentes permettent de mieux comprendre la réaction au décès suspect d’Alain Khetib, jeune ouvrier de la cité, supposément suicidé pendant son incarcération. À partir de ce temps long du quartier, les familles et jeunes immigrés investissent peu à peu la lutte. En fait, à la cité des Marguerites, la violence monte graduellement et depuis un moment. L’engrenage trouve avec le temps un point de fixation autour de cette cité d’urgence très enclavée du Petit Nanterre. »

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Manifestation contre l’expulsion du nouveau bidonville de Nanterre. Préfecture des Hauts-de-Seine en juillet 2014 (© Collectif BidonvillesVsLaDefense)

« Dans un cadre comme celui de Nanterre, le lien entre les années 1960 et aujourd’hui place aussi la question du pouvoir municipal au cœur du problème. Des bidonvilles algériens aux grèves de sans-papiers d’aujourd’hui, du transit des “familles nord-africaines” aux expulsions de Roumains, les individus et les collectifs changent mais la matrice reste identique : du point de vue de la municipalité, impossible de supporter une charge qui incombe d’abord à l’État, au département et aux riches villes des alentours. Hier, il fallait reloger “en priorité ailleurs qu’à Nanterre”, aujourd’hui “le bidonville demeure le problème”. »

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Une famille du nouveau bidonville en 2014 (© Victor Collet)

« Les réalités de l’immigration se chevauchent et la cacophonie est totale : le passé commémoré des bidonvilles – à l'initiative de la mairie de Nanterre – efface le présent de la baraque. Un passé immigré qui, finalement, ne passe pas. L’urgence est de nouveau ailleurs : les transformations contraintes de Nanterre justifient d’en finir au plus vite avec le retour d’un si “douloureux souvenir”, dira le communiqué municipal post expulsion. Commémorer la baraque en s’empressant de la raser au présent. Hygiène, plaintes et voisinage, la partition se rejoue à l’identique ou presque. Car les poignées de familles d’aujourd’hui font pâle figure face aux milliers d’occupants d’hier. »