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Ce que les gitans font aux gens en vue (II) Le président Macron

« Comment les Gitans parlent-ils ? » La question se pose depuis que le président de la République française a donné au Point un entretien où il exprime son avis sur ce sujet.

Commentant l'adresse de Christophe Dettinger au public peu avant sa reddition aux autorités, Emmanuel Macron affirme : « Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. »

La condescendance du propos est affligeante. Mais elle interroge aussi les idées reçues et les préjugés tenaces qui s’accrochent à ces phrases. Les « gitans » seraient-ils incapables de s’exprimer sans l’aide d’un avocat ou d’un conseiller en communication ?

On retrouve ici l’imagé éculée qui s’attache à tous ceux qu’on regroupe sous des termes de « gitans », « gens du Voyage » ou « Roms », sans vraiment savoir de qui il est question. Parce qu'ils appartiendraient à un monde replié sur lui-même, séparé de la société dite majoritaire par une culture et un mode de vie à part, ils parleraient donc le langage de leur état subalterne.

Délibérément ou non, le président de la République remet ici en question la probité d’un citoyen mais aussi sa légitimité à s’exprimer en son nom : employant une langue qui n’est pas la sienne, cet usurpateur de la parole publique répétait les paroles d’un autre.

La stratégie à l’œuvre, bien connue, consiste à contester la nature d’une prise de parole pour mieux en écarter le contenu. Mais derrière cette rhétorique pointe une autre intention : les « gitans » qui se révoltent, qui expriment un sentiment d’injustice, ont-ils, en tant que « gitans », toute la légitimité à prendre la parole en public ? Leur situation supposée de « minorité », leur appartenance « ethnique » et leur vie « à part » ne leur imposent-ils pas le silence ? À quel titre les « gitans » se sont-ils sentis autorisés à quitter l'espace social enclavé de la langue rudimentaire qu’ils sont autorisés à habiter ?

Quoi qu'ait fait et dit M. Dettinger, il n'est pas acceptable de mobiliser son identité pour abaisser sa dignité de manifestant et dégrader la valeur de sa citoyenneté [1].

Le mot a circulé rapidement : l’auteur de coups de poing n’était pas seulement un ex-boxeur professionnel mais aussi un « gitan ». Puis, sans aucune précaution, son surnom s’est répandu comme une trainée de poudre : le « gitan de Massy ».

Les réserves attendues des journalistes, des commentateurs et du personnel politique à l’égard des appartenances ethniques ou religieuses, tout à coup, ne pèsent plus grand-chose. Habituellement, qualifier quelqu'un par sa religion ou son origine supposées suscite à juste titre des réactions indignées. Mais on sait bien que certaines minorités conservent ce triste privilège de pouvoir être mentionnées à la moindre occasion par une identité retournée en stigmates.

Ainsi « Gitans », « Gens du Voyage », « Roms » se trouvent fréquemment désignés par leur « origine », invoquée comme une condition aggravante. M. Dettinger ne serait pas seulement une personne violente, habituée aux sports de combat, il serait de surcroît membre d'une communauté rattachée à une longue histoire de la délinquance, de l’insécurité et de l’illégalité. Cette appartenance expliquerait même ses actes, alourdis d'une valeur négative qui justifie les soupçons sur l'origine de sa prise de parole publique.

Les propos d'Emmanuel Macron accentuent la disqualification en suggérant un autre trait. La « langue des gitans » est incapable de formuler un raisonnement élaboré, d'exprimer une colère sociale, d'être la voix du peuple. Elle n’en aurait ni la capacité, ni l’autorité, ni le caractère « national ».

Il faudrait de longues pages pour rappeler ici l’ancienneté historique sur le sol français de ceux qu’on appelle les « gitans », et qui appartiennent à la sphère linguistique du romanès, la langue romani : les capitaines égyptiens au service des seigneurs de l’Ancien Régime ; les bohémiens et bohémiennes qui peuplaient les villes et les campagnes et qui ont laissé tant de traces dans la topographie et les archives administratives de la France ; les Calé, qui parlaient le caló dans le sud de la France et dont certains aujourd’hui parlent une forme rare du catalan ; les Manouches, présents dans les régions, qui parlent encore la langue de leurs ancêtres, dont les Sinti piémontais qui formèrent les grandes compagnies de cirque du XXe siècle et parlent un dialecte particulier ; les Roms, qui arrivèrent par vagues d’Europe centrale et orientale à partir du XIXe siècle, et parlent de multiples dialectes, dont le kaldérash ; sans oublier tous les Yénishes du Centre et de l’Est qui ont absorbé, il y a longtemps, une partie du lexique romani ; et aujourd’hui les centaines de milliers de voyageurs, itinérants ou sédentaires, qui s’expriment dans les langues du Voyage dont les variantes sont aussi nombreuses que les régions françaises.

Il y a une certaine émotion à évoquer la présence de la langue romani en France et tous ses parlés qui subsistent encore aujourd’hui. Il faudra raconter combien cette langue a été ignorée par les savants, sauf une poignée d’entre eux. Comment elle est restée si peu enseignée que les enseignants de romani aujourd’hui en France se comptent sur les doigts d’une seule main. Comment elle a été occultée par les pouvoirs publics malgré l’adoption en 1992 de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui n’a toujours pas été ratifiée par la France car jugée, par le Conseil constitutionnel, incompatible avec les principes de la Constitution.

Alors, « comment les Gitans parlent-ils » ?

D’abord, ils parlent le français, la langue de leur pays, ni plus ni moins que le reste de la population. Mais ils sont aussi locuteurs d’une autre langue parlée en France, le romani, une langue de tous les jours, mais aussi une langue de l’écrit et de la poésie, la langue d’auteurs méconnus, une langue de la chanson, de la joie ou de la mélancolie, une langue à la fois politique et magnifique comme toutes les langues, une langue qui plonge dans l’histoire de l’Orient, de la Méditerranée et de l’Europe, une langue qui a laissé des traces dans le français (et pas seulement dans l’argot), une langue qui a raconté les souffrances de la Seconde Guerre mondiale et qui aujourd’hui parle de la vie quotidienne dans un pays qui n’a aboli qu’en 2017 la loi discriminatoire de 1969, héritière de l’autre loi de 1912 de sinistre mémoire qui instaura le « carnet anthropométrique des nomades ». C’est aussi une langue qui se parle dans les maisons et les caravanes, qui se parle dans les familles, avec les amis, les voisins et tous ceux qui ne prétendent pas savoir « comment parlent les Gitans ».

Ilsen About

Texte paru sous le titre « La langue des Gitans et le président Macron », dans Médiapart, le 7 février 2019.

Sur le même thème, lire Jean-Pierre Cavaillé, « Ce que les gitans font aux gens en vue (I) Les “gilets jaunes” », BlogAgone, 17 avril 2019.

Du même auteur, chargé de recherche au CNRS et membre du centre Georg Simmel : Présences tsiganes. Enquêtes et expériences dans les archives (avec Marc Bordigoni, Le Cavalier bleu, 2018) et Histoire de l’identification des personnes (avec Vincent Denis, La Découverte, 2010).

Notes
  • 1.

    En détention provisoire depuis janvier 2019 pour fait de violence sur des gendarmes, Christophe Dettinger (aujourd’hui agent territorial à la voirie dans une commune de la banlieue parisienne) a été condamné le 13 février à trente mois de prison dont dix-huit avec sursis, la part ferme s’effectuant sous le régime de la semi-liberté (libre la journée, il retournera en détention la nuit). Le tribunal a assorti sa peine d’une interdiction de séjour à Paris pendant six mois et de 5 000 euros de dommages et intérêts. [ndlr]