Au jour le jour

Immigrés et prolétaires. Longwy, terre de luttes (II)

À la fin des années 1970, la grande grève des sidérurgistes lorrains montre à la fois la puissance et les faiblesses profondes du mouvement ouvrier. Elle arrive au terme d'un cycle industriel séculaire dont le conflit fondateur de 1905 avait marqué une étape essentielle. Par certains côtés, les autochtones de 1980, bien souvent descendants d'immigrés, se retrouvent dans la même situation que les autochtones du début du siècle qui défendaient leur mode de vie. Comme l'écrit Gérard Noiriel, « la boucle est bouclée ».

Et maintenant, on veut fermer leur usine ! L’annonce du plan de restructuration fait l’effet d’un véritable coup de massue [1]. Pour les ouvriers appartenant au groupe dominant, c’est la valeur centrale de l’identité collective qui est mise à mal. Grâce à leur travail en effet, ils étaient parvenus à s’enraciner dans ce coin de France, à conquérir de haute lutte leur intégration à la communauté nationale et à défendre ainsi une dignité qui avait été refusée à leurs parents. Mais voilà qu'on leur signifiait, dans le langage méprisant de tous les pouvoirs, qu’on n’avait plus besoin d’eux, qu’ils coûtaient trop chers à la France. […]

Spontanément, la deuxième génération, qui détient encore localement le pouvoir, interprète cette agression contre son identité, comme une nouvelle forme de rejet de la part de la communauté nationale. C’est pourquoi, le premier réflexe de la population consiste dans toute une série d’actions symboliques visant à rappeler publiquement ce qu’elle a « fait pour la France ». Des banderoles évoquant le « sang versé pour la Patrie » par les héros de la Deuxième Guerre mondiale sont déployées devant le monument aux morts. On proclame bien haut sa volonté de « vivre et travailler au pays ». Tous les moyens symboliques sont mobilisés afin de réaffirmer des racines « lorraines » à nouveau menacées, y compris en déguisant des enfants avec des costumes qui n’ont jamais existé, sinon dans le folklore.

En même temps, ce sont tout naturellement les formes traditionnelles de luttes qui sont d’emblée mises en œuvre : manifestation dans les rues de Longwy reliant les usines et l’Hôtel de ville, journées répétées de grève générale soutenues par les commerçants, les enseignants, etc., marche sur Paris. Tout le scénario était déjà au point lors de la grande lutte des mineurs en 1963. Pourtant, la violence vient soudain troubler le jeu. Pendant six mois, les banques, les administrations, le relai TV, sont occupés successivement. Les routes et les voies ferrées sont barrées. À plusieurs reprises, le commissariat est attaqué avec un bulldozer de l’usine. Les nuits d’émeute, marquées par la violence des affrontements avec les CRS, se succèdent. D’un côté, il s’agit là encore, d’un réflexe pour ceux qui ont vécu la période de la guerre froide. Comme à cette époque, les actions illégales sont jugées légitimes par ceux qui se proclament « les véritables défenseurs de l’intérêt national », car elles constituent « une riposte à la violence capitaliste ». Néanmoins, ce sont d’autres fractions de la classe ouvrière qui sont à l’initiative de ces formes d’action. Notamment les jeunes qui considèrent que les luttes traditionnelles, menées depuis quinze ans, ont complètement échoué. Pour eux, nous vivons aujourd’hui dans une « société spectacle ». Il faut se faire entendre des « média », seul moyen de peser sur le pouvoir, par opinion publique interposée. Ces ouvriers ne se reconnaissent pas dans les organisations syndicales qui dominent ici. C’est pourquoi, ils se regroupent surtout dans la CFDT, peu implantée localement et qui fonctionne davantage comme un « comité de lutte » que comme un syndicat. Néanmoins, la section « jeunes » de la CGT reprendra à son compte l’action violente, ce qui ne sera pas sans poser des problèmes dans l’organisation.

La dynamique de la lutte finit en effet par faire éclater les contradictions déjà anciennes du mouvement ouvrier. Le processus de confiscation de la parole populaire par les dirigeants et par les experts, est battue en brèche suite à l’extraordinaire succès des radios syndicales (surtout « Lorraine cœur d’acier »). Avec elles, les ouvriers recommencent à discuter vraiment de l’usine publiquement, de la manière dont y vit, de ses conflits, etc. Une émission comme « Passé-présent » au cours de laquelle de vieux travailleurs évoquent leurs souvenirs, montre que l’histoire ouvrière existe, qu’il suffit, pour commencer à la connaître, de laisser parler les gens [2]. De même, ceux qui n’avaient jamais eu voix au chapitre, femmes, immigrés, marginaux, peuvent enfin se faire entendre. Avec LCA, ils disposent d’un lieu, mais aussi d’une activité qui leur donnent la possibilité de s’investir tels qu’ils sont et pour ce qu’ils sont. Mais bien vite, il apparaît clairement que tout ce foisonnement de vie est contradictoire avec les intérêts des appareils syndicaux et des états majors politiques. Dans tous les syndicats ouvriers, les militants de base entrent en conflit avec leurs dirigeants. Regardons cette photo publiée par La Nouvelle Voix de l’Est en 1972, lors de la première grande grève générale des ouvriers de toutes les usines du groupe Usinor. On y voit trois hommes jeunes, à la tribune : Jean-Claude Brûlé, qui préside le meeting, est membre du secrétariat de la CGT, à ses côtés figure Michel Olmi, représentant du secrétariat de la CGT d’Usinor Longwy et Robert Giovannardi, qui parle au nom de la CFDT [3]. Ils symbolisent la nouvelle génération de militants ouvriers prête à assurer la relève. Moins de dix ans plus tard, tous les trois sont sanctionnés ou écartés de toute responsabilité pour leur action pendant la lutte de 1979. Michel Olmi, à cette date permanent et secrétaire de l’union locale CGT est « démissionné » de ses fonctions. Les efforts conjugués des CRS et de la direction de la CGT, parviennent à venir à bout de la radio ouvrière. […]

En mars 1984, on annonce aux « pionniers du changement » une nouvelle réduction de trois mille emplois, consécutive à la fermeture du train feuillard de Rehon et au remplacement de l’aciérie Thomas par une petite aciérie électrique. Ces chiffres signifient que plus de la moitié des effectifs restant sont condamnés. En proportion, le coup est encore plus terrible qu’en 1979. D’autant plus que, cette fois-ci, c’est l’ensemble de la sidérurgie lorraine qui est condamnée. […]

Les « solutions » présentées pour atténuer le mal, ne se distinguent guère des mesures prises par les gouvernements précédents. Chaque départ en pré-retraite signifie un jeune chômeur de plus et un ouvrier encore dans la force de l’âge, évincé brutalement de l’univers qui avait été au centre de son existence, sans qu’aucune activité de remplacement ne soit prévue pour lui. Et ce n’est pas l’hymne aux « nouvelles technologies » qui peut rassurer la population. L’une des rares entreprises d’électronique installée dans la région, la STAE, n’a-t-elle pas fermé ses portes quelques mois seulement après son inauguration ? Comment imaginer qu’un saupoudrage de petites entreprises pourra compenser la fermeture de ces grandes usines qui étaient la raison d’être de Longwy ? En prenant ces mesures, la gauche a donc choisi d’accélérer elle-même la liquidation de ses bastions électoraux et militants. En dix ans, les effectifs de la CGT ont régressé de quatre mille à mille, alors que FO a plus que triplé les siens ! Les revers subis par le PCF dès les élections cantonales de 1979 se sont concrétisés en 1981 par la défaite du député communiste au profit du candidat socialiste. Depuis, le PS fait lui aussi les frais du mécontentement ambiant. Mais, comme à Longwy on ne peut tout de même pas réélire un candidat de droite, la crise de confiance se traduit par un phénomène inédit depuis la guerre. Dans cette région réputée pour son civisme, l’abstentionnisme commence à prendre des proportions considérables. […]

Après les décisions de mars 1984, la passivité électorale se transforme en une nouvelle opposition violente au pouvoir. Mais la richesse de la violence de masse de 1979 se réduit à des actions très minoritaires, entreprises par des groupes de jeunes sans illusions. La mise à sac du siège du PS, les tentatives pour prendre d’assaut l’hôtel de ville communiste de Longwy, sont éminemment symboliques. Une génération qui avait grandi dans l’espoir de changements révolutionnaires, espoirs qui s’identifiaient à une gauche peu avare de promesses tant qu’elle était dans l’opposition, découvre aujourd’hui que les règles du jeu politique sont les mêmes pour tous. C’est une leçon qu’elle n’est pas prête d’oublier ! Le désenchantement actuel est à la mesure de celui qui, en 1905, déjà dans la violence, avait marqué la crise du paternalisme. Sur ses décombres était né le mouvement ouvrier qui aujourd’hui se décompose.

Gérard Noiriel

Extrait de Immigrés et prolétaires, Longwy 1880-1980 (Agone, 2019, p. 542-550).

Notes
  • 1.

    Pour l’analyse détaillée du conflit, lire Gérard Noiriel et Benaceur Azzaoui,Vivre et lutter à Longwy, op. cit.

  • 2.

    La revueHistoires d’ouvriers, publiée par l’APEP Longwy-Villerupt, est née de cette expérience. L’histoire orale y occupe une grande place.

  • 3.

    NVE, 28 février 1972