Au jour le jour

Le démon de Karl Kraus et le philosophe du Collège de France (2) Sur la presse

Il ne doit pas être trop réducteur d’affirmer que les grandes batailles que Kraus a menées se ramènent finalement à des batailles contre la presse, qu’il a accusée d’être responsable de tous les maux qui se sont abattus sur l’humanité de son temps. Une tâche et un danger en face desquels « l’inquiétant Karl Kraus » assumait sans hésiter le rôle de prophète armé des armes du satiriste : « Un cannibale, un juge qui prononce des sentences inattaquables, qui s’attribue la position d’une instance suprême, d’un Jugement dernier sur la terre (sans intercession des saints pour adoucir le châtiment) », comme l’a dit Sigurd Paul Scheichl, traduit Bouveresse.

La corruption étant toujours en dernière analyse, dans la logique krausienne, corruption du langage – « dont la grammaire et l’esprit de la langue sont estropiés par des barbouilleurs d’encre indignes », comme il dit, cite Bouveresse –, la principale responsabilité tombe de fait sur ceux dont c’est le métier d’en faire usage : les écrivains, les universitaires, et les journalistes en particulier, du fait des capacités de la presse à démultiplier, comme l’explicite Bouveresse, « des faits de langage dont l’absurdité et l’atrocité viennent en quelque sorte redoubler celles des faits eux-mêmes ».

La Première Guerre mondiale fut pour Kraus le champ d’expérimentation de ce fait fondamental (pour lui) dans sa dimension la plus dramatique (pour lui). Et sa première Grande Guerre à lui aussi, avec ses armes, que Bouveresse énumère : « La déconstruction et la décontamination systématiques de l’imaginaire appauvri, stéréotypé et même le plus souvent infantilisé du type d’homme qu’ont produit la société capitaliste moderne et le règne universel du marché et de la marchandise. » Des armes que Kraus a retournées contre les responsables de la production ininterrompue et démultipliée à l’infini par la presse du langage corrompu et dégradé dans lequel a été réduit à s’exprimer le plus grand nombre et sans l’emprise duquel le plus grand nombre n’aurait pas accepté cinq pareilles années de barbarie.

(Faisant du langage le champ de bataille essentiel et son domaine de prédilection, Kraus fait du même coup, en bon intellectuel, d’une bataille de mots une bataille politique primordiale. Maintenant, comme l’a souligné Adorno, cite Bouveresse, « loin d’être des phénomènes secondaires et anodins, les dévastations linguistiques sont annonciatrices de dévastations beaucoup plus graves, du point de vue social et humain, et la critique du langage peut par conséquent être, dans certains cas, la forme par excellence de la critique sociale ».)

S’agissant du genre de travail réalisé par Kraus sur le rôle de la presse en temps de guerre, disons seulement que, selon son biographe Friedrich Rothe, pour lui (cite Bouveresse) tout commence, avant même le triomphe de Hitler, autour de 1900 avec des phrases de journal : « Elles avaient transformé les choses et les processus réels en succédanés, créé une atmosphère de haute tension politique, privé le lecteur avide de sensation de sa propre perception et affaibli l’imagination. Avec des slogans trompeurs comme “démonstration de force”, “éclat des armes” et “place au soleil”, les journaux patriotiques avaient poussé pour finir dans la guerre mondiale les puissances centrales, qui, dans les situations critiques, avaient été si souvent “culbutées”. Pendant la guerre, ils ont incité à tenir jusqu’au bout ; après, ils ont tout fait pour faire tomber dans l’oubli la réalité horrible de celle-ci, afin que la génération suivante, sans être perturbée par les souvenirs, puisse faire à nouveau son entrée au “champ d’honneur”. »

(Il n’est jamais nécessaire, écrit souvent Bouveresse, de chercher très loin pour montrer l’actualité, et souvent l’actualité la plus brûlante, des analyses de Kraus. Si les démocraties n’entrent jamais en guerre, c’est bien connu, que pour des raisons légitimes et à commencer pour légitime défense, les justifications les plus récentes suivent une escalade qui aurait confirmé le satiriste viennois dans l’idée que « la presse coupe l’herbe sous le pied du satiriste ». De la novlangue des « guerres justes », on se souvient qu’un train pulvérisé par un avion de l’OTAN était devenu une « perte collatérale » et les « bombardements » des « frappes chirurgicales ». Du vocabulaire qui fit la une de tous les médias en tenue de campagne, on gardera les « guerres humanitaires », les assauts contre « l’axe du Mal », des « interventions » armées baptisées « Justice sans limites » et « Liberté immuable ». En septembre 2010, l’opération « Aube nouvelle » succédait à huit ans d’occupations militaires appelées « Libération de l’Irak ».

Quant à la « guerre contre le terrorisme », portait-elle si mal son nom que l’administration Obama ait dû la rebaptiser « Opérations d’urgence à l’étranger » ? Pourtant, tout le monde n’a-t-il pas, partout et de tout temps, condamné sévèrement et unanimement le terrorisme ? Les nazis eux-mêmes n’ont-ils pas conduit des opérations appelées « contre-terroristes » contre les partisans terroristes ? Et, tout naturellement, rappelle Noam Chomsky, les États qualifient de « contre-terrorisme » leurs programmes contre-insurrectionnels : « Les mêmes personnes – ou les mêmes actions – peuvent rapidement être cataloguées comme “terroristes”, puis tout aussi vite devenir des “combattants de la liberté” – et inversement… C’est là une prérogative magique du pouvoir » – et des médias qui le servent. [1])

Entre autres admirations pour le satiriste viennois que le jeune redresseur de torts a transmis sans altération au vieux philosophe, il y a le choix de Kraus – qui fait sa « grandeur » (dit Bouveresse) – de « n’avoir jamais accepté ni l’impersonnalité ni la normalité du phénomène, d’avoir choisi de citer des textes et des noms et de désigner des responsables précis de la médiocrité, de la malhonnêteté et de la bassesse “ordinaires” ». C’est une admiration suffisamment rare, surtout lorsque l’admirateur est monté aussi haut dans la reconnaissance sociale qu’un professeur au Collège de France, pour qu’on s’y arrête. D’autant que cette admiration n’en est pas restée au stade de la déclaration solennelle mais s’est accompagnée d’une mise en pratique, par l’admirateur lui-même, du refus de « l’impersonnalité du phénomène » et du choix « de citer des textes et des noms et de désigner des responsables précis de la médiocrité, de la malhonnêteté et de la bassesse “ordinaires” ». Sans forfanteries mais pour des raisons d’efficacité : afin d’enlever toute ambiguïté à la réception des critiques. Lorsque Kraus déclare, cite Bouveresse : « Il serait plus commode de remplir les pages de la Fackel d’accusations forfaitaires contre l’“ordre social”, qui, comme me l’assurent des gens expérimentés, est seul responsable de l’escroquerie aux actions ; plus commode et avant tout moins dangereux », Bouveresse précise : « Aussi longtemps que la critique reste complètement impersonnelle et générale, elle ne se distingue pas réellement d’une forme de complicité indirecte, puisqu’elle ne peut précisément gêner personne. »

Déjà du temps de Kraus (dit Bouveresse), les médias n’avaient pas leur pareil pour s’attribuer des brevets de moralité, clamer leur indépendance en double page et ne jamais reconnaître leurs erreurs. Ainsi, lorsque Jean-Marie Colombani, alors directeur du Monde, faisait mine de s’étonner des pouvoirs qui menacent la liberté de la presse en rappelant, sans vergogne, comme une exception vertueuse, que Le Monde est « le seul quotidien de la presse française qui appartienne à ceux qui le font et à ceux qui le lisent », et dont le capital « n’est contrôlé par aucun groupe industriel mais par ses différentes sociétés de personnel » – une affirmation qui, dix ans plus tard, ne manque pas de sel –, Bouveresse ne fait même pas le détour par les commentaires sarcastiques de Kraus pour commenter cette tartufferie en rappelant que « la liberté de la presse ne réside plus depuis longtemps dans la censure étatique mais dans les formes d’autocensure qui résultent de l’assujettissement des journaux aux intérêts et aux pouvoirs économiques qui les contrôlent ; et que, si un doute est jeté sur quelque chose, ce n’est pas sur la liberté de la presse, qui ne pourrait être plus grande, mais plutôt sur l’indépendance des journaux et la volonté réelle de ceux qui les font de la faire respecter ».

Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de la vie culturelle et politique viennoise durant la première partie du XXe siècle pour faire le parallèle avec Le Monde lorsque Kraus (et Bouveresse qui le cite) explicite les raisons pour lesquelles il s’est choisi la Neue Freie Presse, journal de référence de la bourgeoise cultivée, pour « objet principal de [ses] attaques ». Par exemple dans l’« affaire Friedjung », qui illustre les services rendus par la presse aux Affaires étrangères autrichiennes dans leur tentative d’imposer l’idée d’une guerre préventive ; version grand-guignolesque de la couverture par Le Monde du rôle de la France dans le génocide rwandais [2].

Plus quotidiennement (absolument tous les jours), le problème pour Kraus, que traduit Bouveresse, reste que, « si notre presse se donnait pour ce qu’elle est réellement, en tant qu’élément de l’ordre mondial capitaliste, combien les choses iraient mieux autour de nous ! » Car pour le satiriste, dit Bouveresse, « le véritable ennemi n’est pas tant l’affairisme lui-même que la contradiction entre les mots et les actes, la duplicité et le double langage ». Ne faisant pas mystère de sa mission (conseiller les détenteurs d’actions), la presse financière ne fait donc pas non plus mystère de sa dépendance à la Bourse et à ceux qui la dirigent : n’étant pas en contradiction avec elle-même, elle échappe en ce sens à la critique morale. Contrairement à un journal qui, dit Kraus, cite Bouveresse, « se donne pour la grande feuille d’opinion, qui est toujours considérée comme telle et ne constitue en vérité qu’une enveloppe de feuilles pour le contenu pénétrant de The Economist ! » S’il n’y a rien « d’étonnant à ce que des puissances d’argent qui pratiquent le brigandage s’empressent de s’assurer le protectorat de la Neue Freie Presse », il serait moins préjudiciable qu’on laisse au moins les idéaux intacts plutôt que les mettre au service de « boutiquiers qui essaient de se faire passer pour des héros de la moralité et de la culture », renchérit le philosophe sur le satiriste [3].

Sur la manière dont notre actualité illustre à merveille l’inactualité de la corruption de la presse, Bouveresse a cité le cas, alors d’actualité, d’un numéro du Nouvel Observateur qui comprenait une « grande enquête » où l’on nous promettait qu’une (fameuse) maxime du (grand) Albert Londres, « Porter la plume dans la plaie », allait être appliquée par les journalistes à leur propre métier. Nous n’avons pas été déçus : dans le même numéro, un dossier de cinq pages était consacré à « la célébration d’un livre publié par son propre directeur, Jean Daniel, dans lequel on n’avait pas oublié – c’est presque la moindre des choses – d’inclure un article de l’auteur lui-même ».

Plus généralement, sur le monde du (grand) journalisme, Bouveresse rappelle que Kraus a « souligné de façon répétée » qu’on y est « d’autant plus chatouilleux sur la question de l’honneur que [selon lui aussi] on en a moins ; et d’autant plus enclin à parler d’éthique et de déontologie que [selon lui aussi] on ignore à quoi peut ressembler ce genre de chose ». On excusera donc un « quotidien de référence » comme Le Monde de manifester une répugnance encore plus grande que les autres médias (qui ne s’excusent pas non plus) à reconnaître clairement ses fautes et à s’en excuser. Sans toutefois aller jusqu’à excuser la manière dont certains journalistes répondent à la critique. Par exemple lorsque Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde, administre à ses lecteurs, résume Bouveresse, « une leçon de haute philosophie, dans laquelle la parole est donnée notamment à Spinoza, Deleuze, Nietzsche et Freud, tout cela pour appliquer la plus classique et la plus misérable de toutes les stratégies immunisantes, à savoir celle qui permet de se soustraire à toute espèce de critique en affirmant qu’on a été attaqué non pas parce qu’on avait pu mériter certains reproches mais, au contraire, justement, parce qu’on était irréprochable. Il n’y avait pas, dans le livre de Péan et Cohen [La Face cachée du Monde], une seule critique qui aurait pu mériter une réponse digne de ce nom, il y avait seulement un journal exemplaire que des jaloux ont voulu, pour cette raison, détruire » [4].

(L’espèce d’arrangement « en famille » par lequel s’est conclue l’affaire juridico-éditoriale de La Face cachée du Monde ayant justement laissé Le Monde en l’état, les mêmes affaires ont continué après le départ des accusés. Prendre connaissance des malversations dont peut se rendre coupable notre « journal de référence » pour nuire à un éminent linguiste américain, par ailleurs critique des médias et des politiques impérialistes, laisse présager de quoi les médias sont capables lorsque de vrais enjeux politiques et économiques sont en jeu. Pour la visite de Noam Chomsky, invité par Jacques Bouveresse à un colloque au Collège de France sur le thème « Rationalité, vérité et démocratie », le journaliste Jean Birnbaum – donation aux derniers vivants recrutée par Edwy Plenel – n’a pas hésité, pour monter de toutes pièces un dossier à charge, à instrumentaliser et déformer les propos de l’éditeur franco-américain André Schiffrin qu’il avait interviewé plusieurs mois plus tôt [5]. La demande d’un droit de réponse est restée sans suite ; et ceux qui ont voulu rétablir les faits ont dû se contenter de parutions marginales tandis que le mensonge continue d’être diffusé en masse. Aux yeux de Kraus, pour Bouveresse, le plus grave n’est pas le mensonge et la corruption eux-mêmes mais la tolérance dont ils bénéficient le plus souvent : et la façon dont on « s’évertue à décourager ceux qui sont décidés à la combattre » : le fait, dit Kraus, cite Bouveresse, que les intellectuels et les journalistes « qui représentent [la corruption] sont aujourd’hui appelés exclusivement à être les transmetteurs et les producteurs de valeurs culturelles ».)

Avec un autre journaliste du Monde, la défense pro domo des médias sort de l’autosatisfaction puérile pour embrasser la cause même de l’humanité. Le compte rendu d’un livre (aujourd’hui oublié) sur le journalisme et la démocratie donne à Nicolas Weil l’occasion d’affirmer haut (en sous-titre) que « l’ordre de la liberté est menacé par les critiques anti-médias ». Rien de moins. « Diable ! » s’exclame Bouveresse qui, comme tout un chacun, croyait que la démocratie avait été définie par la possibilité, au moins théorique, que tous les pouvoirs puissent être critiqués. Mais non, c’est la critique des médias en tant que telle qui représente, pour la fine fleur du journalisme, un danger pour la démocratie et pour la liberté : « L’idée que la presse peut parfaitement se comporter, elle aussi, de façon antidémocratique et que ce pourraient être justement les vrais démocrates qui ont le plus envie et le plus de raisons objectives de la ­critiquer est-elle si difficile à comprendre ? demande le philosophe ­krausien. Et peut-il y avoir, dans une démocratie digne de ce nom, un comportement plus antidémocratique que celui qui consiste à identifier sa propre cause et ses intérêts à ceux de la démocratie elle-même, avec la prétention d’échapper ainsi à la critique ? »

Il est évidemment remarquable qu’au début du XXe siècle déjà, toute petite encore, la presse confondait la défense de sa liberté avec celle de la liberté tout court. La manière dont Kraus a traité cette confusion, si elle n’a pas les vertus de l’équité et de la modération, a au moins celle de la franchise et de la clarté : en 1914, à la plainte de la Neue Freie Presse que son correspondant avait été expulsé de Turquie, le satiriste a répondu qu’« une humanité qui a déclaré comme la loi suprême de sa liberté la liberté de la presse » est dans une situation telle (cite Bouveresse) qu’elle « mériterait honnêtement d’être décimée par une guerre mondiale ».

À quoi pourrait bien servir la liberté de penser et d’écrire, se demandait Kraus, dit Bouveresse, chez des gens où ont « toujours manqué et continuent à manquer, fondamentalement, aussi bien la capacité de jugement que la rigueur morale et le courage » ? Et que vaudrait la liberté d’une presse, continue Bouveresse, « qui se montre régulièrement capable de se mettre “librement” à la disposition de ce que le monde moderne peut produire de pire en matière de pouvoirs abusifs et injustes, et même, si les circonstances l’exigent, de tyrannies de la pire espèce ? » Et en quoi la presse est-elle particulièrement qualifiée pour la défense de la liberté : tout ce qu’elle peut faire contre l’oppression et la dictature, insiste Bouveresse, ne le fait-elle pas régulièrement pour elles, en « se mettant docilement au service du mensonge qu’elles ont besoin de propager et de la manipulation de l’opinion à laquelle elles sont forcées de recourir » ?

Pour illustrer la radicalité d’une telle condamnation du journalisme, on peut rappeler (rappelle Bouveresse) que Kraus préférait encore la censure à « ce qu’on est convenu d’appeler la liberté (c’est-à-dire, pour lui, la liberté de nuire) de la presse : “Censure et journal. Comment ne devrais-je pas trancher en faveur de la première ? La censure peut étouffer la vérité à la longue, en lui enlevant la parole. Le journal étouffe la vérité à la longue, en lui donnant les mots. La censure ne nuit ni à la vérité ni au mot ; le journal aux deux” ».

Il est remarquable que la menace d’une nouvelle guerre mondiale n’ait pas fait changer d’avis Kraus sur les avantages comparés de la censure de la presse et de sa liberté de nuire ; non plus que le « soupçon injurieux, rapporte Bouveresse, qu’il a dû affronter, d’avoir enfin obtenu ce qu’il voulait et demandait » : la mise au pas de la presse libérale par les nazis. Pour Kraus, « le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. En apparence seulement comme réaction, en vérité comme prolongement » ; et si la presse avait été empêchée de nuire en temps utile, le monde « n’aurait à se repentir d’aucune guerre et à avoir peur d’aucun Hitler ». De la même manière que, pour Kraus, les esprits avaient été préparés à vivre cinq années de boucherie en 1914, les mêmes esprits avaient été, pour Kraus, préparés au règne de la barbarie nazie. La responsabilité de la presse dans ces préparatifs et donc ces événements fait si peu de doute que, pour Kraus, précise Bouveresse, même si l’avènement du nazisme devait signifier l’anéantissement de la presse, il resterait encore vrai que la presse « a tort de se poser en victime innocente parce qu’elle a joué en toute bonne conscience et avec une constance remarquable un rôle absolument déterminant dans le processus d’abêtissement intellectuel et moral qui a détruit la capacité de compréhension et de résistance des individus, et préparé ainsi le désastre ultime ». Comme la Première Guerre mondiale, l’aube de la suivante (qu’il n’a pas connue) fut, pour Kraus, un nouveau champ d’expérimentation, et l’arrivée au pouvoir des nazis une nouvelle confirmation éclatante, à ses yeux, dit Bouveresse, que, « quand on maltraite à ce point le langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne peut pas ne pas agir simultanément de façon immorale et même criminelle : il y a tout lieu de s’attendre à ce que l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même ».

Même si l’on reproche à la presse, comme dit Bouveresse, d’« attirer l’attention un peu trop exclusivement sur ses malheurs et de ne pas s’interroger suffisamment sur ses fautes », on n’est évidemment pas obligé de « désigner les causes et d’évaluer les responsabilités » à la façon dont Kraus le fait : ce que Bouveresse ne fait pas et précise, d’ailleurs, qu’il n’a pas besoin de le préciser. Maintenant, il n’est pas nécessaire d’être grand clerc – voire, se demande souvent Bouveresse, si ça n’est pas plus gênant qu’autre chose de l’être –, ni même affidé à l’une ou l’autre secte marxiste, pour faire le constat qu’en remplaçant « nazisme » par « capitalisme » les propos de Kraus gagnent en actualité sans rien perdre en pertinence.

Ainsi, relativement aux valeurs que la presse est supposée défendre, le problème est que, ayant été capable de prendre régulièrement, comme le rappelle Bouveresse, « le parti de l’oppression, du mensonge et de l’injustice », on voit bien que « les grandes phrases sur la liberté, la vérité et la justice », derrière lesquelles les représentants les plus visibles des médias, en se présentant comme leurs protecteurs par excellence, ont pris l’habitude de se protéger, ne protègent plus personne d’autre qu’eux-mêmes. On voit donc mal en quoi, lorsque les calamités que les médias ont favorisées (sinon tolérées) mettent les journalistes en danger, la défense de leurs libertés doive en quoi que ce soit devenir la défense des nôtres.

(À suivre.)

Thierry Discepolo

Deuxième partie d'un texte paru dans un numéro de la revue Agone en 2012 (n° 48, p. 35-56), consacrée à Jacques Bouveresse : « La philosophie malgré eux ».

Du même auteur sur le même thème, lire « Kraus et les premiers jours de l'inhumanité ».

Notes