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A propos du « blackface » : politique, mémoire et histoire

« La guerre du “blackface” gagne la tragédie grecque », titrait Le Monde le 26 mars, évoquant le coup de force d’une cinquantaine de militants de la Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade anti-négrophobie et du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ayant bloqué l’entrée de l’université pour protester contre un spectacle qu’ils jugeaient « racialiste ».

Dans le cadre du festival Les Dionysies, qu’il organise depuis quelques années à Paris, Philippe Brunet devait présenter Les Suppliantes, le premier volet des Danaïdes d’Eschyle. Mais l’utilisation par la troupe de maquillages sombres et de masques pour personnifier les Danaïdes fut considérée par ces militants antiracistes comme une résurgence du blackface : comédiens blancs se grimant en noir pour se moquer des Noirs.

Ce coup de force a fait l’objet de condamnations multiples. Beaucoup d’observateurs ont dénoncé un « contresens historique », étant donné que le masque dans la tragédie grecque répondait à des logiques culturelles et sociales fort éloignées des nôtres (avec ses traits exagérés, il permettait d’être vu de loin, il donnait la possibilité à un acteur de jouer plusieurs personnages, etc.).

L’Observatoire des libertés – qui regroupe un grand nombre d’organisations de gauche, comme la Ligue des droits de l’homme, la CGT, la Ligue de l’enseignement, etc. – a publié un communiqué dénonçant cette opération :

« Si le blackface est une pratique condamnable, en ce qu’il a pour objet d’humilier les “Noirs”, en l’espèce, les motivations de la compagnie ne relèvent ni de ce projet ni de cette pratique. Personne ne peut s’ériger ainsi en censeur autoproclamé. Si certains considèrent que la pièce est raciste, le recours légal, ce sont les tribunaux, lesquels n’ont pas été saisis. Il n’est pas admissible, dans une société démocratique, que le débat ne puisse avoir lieu autour d’une œuvre parce qu’on a empêché l’œuvre d’être représentée. Le public doit avoir librement accès à l’œuvre pour se faire sa propre opinion. Ce n’est pas à un groupe de pression, quelle que soit la légitimité de son combat, de s’interposer entre l’œuvre et le public ».

Bien évidemment, cette offensive des militants identitaires d’extrême gauche a été accueillie avec enthousiasme par les identitaires du bord opposé. Dès le 28 mars, un article sur le sujet a été publié dans Causeur dénonçant « le masque noir des antiracistes » : « La censure décoloniale tente une fois de plus d’imposer sa tyrannie, jouant de son discours victimaire permanent pour étouffer l’art, la culture, la pensée. Ils sont une injure à l’intelligence, un danger pour la liberté, une menace pour l’idée même de civilisation. »

Il est vrai qu’aujourd’hui, pour exister dans l’espace public, il faut faire des « coups » qui provoquent des polémiques. Aisnsi, cet incident, qu’on pourrait juger anecdotique, a effectivement suscité un vaste écho dans les médias. On doit cependant constater que ces militants antiracistes ont non seulement réussi l’exploit de faire quasiment l’unanimité contre eux, mais ils ont aussi aggravé les divisions au sein des forces qui se reconnaissaient autrefois dans « la gauche » ; puisque l’UNEF a soutenu le blocage de la Sorbonne alors que celui-ci a été condamné notamment par la LDH et la CGT.

Même si la cause invoquée par ces militants (lutter contre le racisme) est louable, on ne peut ignorer que la forme d’intervention qu’ils ont privilégiée (empêcher des spectacles présentés comme contraires à la cause qu’ils défendent), [étant donné] le rejet massif que suscite ce genre d’actions violentes, aboutit au résultat inverse. Et c’est la droite la plus réactionnaire qui tire les marrons du feu.

Ce qui me paraît également très contestable dans ces dénonciations du blackface, c’est l’usage simpliste que ses partisans font de l’histoire. Pourtant, c’est un domaine où ils ont incontestablement marqué des points. Il est frappant de constater en effet que tous ceux qui ont condamné le blocage de la Sorbonne ont commencé par dénoncer les méfaits du blackface. C’est le cas, par exemple, de Michel Guerrin, rédacteur en chef du Monde. Dans un article du 29 mars, il revient sur cette polémique : « Cette pratique était, à l’origine, dans les États-Unis du XIXe siècle, clairement raciste : des Blancs au visage ciré se donnent en spectacle pour moquer les Noirs. » Il poursuit en disant qu’aujourd’hui les usages du blackface sont « plus ambigus ». Il cite comme exemple le footballeur Antoine Griezmann qui a dû faire repentance après avoir publié sur Twitter une photo de lui grimé avec une perruque afro en « hommage » aux basketteurs des Harlem Globetrotters. Michel Guerrin ajoute qu’en 2018 les animateurs du carnaval de Dunkerque, qui accueille toujours des adeptes du blackface, ont dû se justifier face aux accusations de racisme.

Or les travaux historiques qui ont été publiés récemment sur le blackface montrent que ces spectacles ont toujours été « ambigus ». Pour illustrer ce point, je m’appuierai sur des écrits publiés par des auteurs qu’on ne peut pas soupçonner de la moindre complaisance à l’égard du racisme. Il s’agit du livre de l’historien américain William T. Lhamon, Peaux blanches, masques noirs. Performances du blackface de Jim Crow à Michael Jackson, préfacé par le philosophe Jacques Rancière [1].

Il est regrettable, mais logique (vu la position hégémonique qu’occupent aujourd’hui dans le champ intellectuel les identitaires de tous poils) que ce très beau livre n’ait pas rencontré plus d’écho dans notre espace public. Dans sa préface, Jacques Rancière a clairement indiqué les raisons pour lesquelles cet ouvrage était important. Les spectacles en blackface, concoctés au début du XIXe siècle par des comédiens blancs grimés en noir dans de petits théâtres populaires new-yorkais, étaient typiques d’une « culture sans propriété ». William Lhamon la définit en réhabilitant un vieux mot anglais, « lore », terme qu’il détache du terme « folk-lore », lequel s’est imposé par la suite pour assigner une culture à un peuple. Rancière enfonce le clou en soulignant qu’une culture n’est la propriété d’aucun groupe ethnique car elle est « toute entière affaire de circulation ». La circulation d’une pratique culturelle permet, non seulement de la faire partager à d’autres publics, mais elle aboutit toujours aussi à des formes d’appropriations multiples et contradictoires. Ce qui fut le cas au début du XIXe siècle, car le public qui assistait à ces représentations était composé d’esclaves et d’ouvriers (blancs et noirs) de toutes origines.

Pourtant, dès le départ, le spectacle blackface « a fait l’unanimité de tous les bien pensants » contre lui, ajoute Rancière, résumant l’une des thèses centrales du livre. Non seulement les bourgeois cultivés le rejetaient car ils le trouvaient trop vulgaire, mais il était dénoncé également par les antiracistes de l’époque : « Les champions de l’émancipation des Noirs comme Frederick Douglass, relayés plus tard par la tradition de gauche, dénonçant cette appropriation des chants et danses du peuple noir, transformés en caricatures racistes d’un peuple enfoncé dans sa minorité. C’est récemment seulement que les historiens du blackface ont commencé à complexifier cette vision du spectacle de ménestrels comme une caricature issue du Sud esclavagiste donnée par des Blancs pour conforter le racisme de leurs semblables. »

William Lhamon ne nie pas, bien évidemment, que depuis le milieu du XIXe siècle, le blackface ait majoritairement servi la cause d’une représentation raciste des Noirs. Néanmoins, il s’interroge sur deux grandes questions.

—Comment des spectacles qui avaient pour finalité, dit-on, de conforter l’identité raciale des Blancs, ont-ils pu inciter ce même public à s’intéresser au jazz, puis au hip hop, qui sont des formes culturelles issues du blackface ?

—S’ils étaient tous racistes, pourquoi les comédiens des petits théâtres américains ont-ils éprouvé le besoin de s’approprier les gestes des Noirs pour en faire un nouveau genre de spectacle ? Lhamon établit un lien entre les jeunes ouvriers newyorkais qui se rassemblaient en 1820 sur le marché Saint-Catherine pour voir les jeunes esclaves noirs faire la « danse des anguilles » et les jeunes Japonais d’aujourd’hui qui imitent les coiffures africaines en portant des dreadlocks.

Dans les spectacles blackface, les Blancs grimés en noir ont contribué (peut-être à leurs corps défendant) à pérenniser les pratiques culturelles des esclaves noirs en maintenant, sous la forme de la dérision, la dynamique des échanges culturels mondiaux qui triomphe aujourd’hui. Ils ont pris plaisir à s’approprier des éléments de cette culture, et à les transformer en signes. Pour les ouvriers blancs et pauvres qui assistaient à ces spectacles, la gestuelle des comédiens grimés en noir est devenue un symbole de résistance face à la culture dominante. Ils côtoyaient des Noirs dont beaucoup étaient des ouvriers comme eux, même s’ils les percevaient dans le même temps comme des êtres différents d’eux. Ils ne les voyaient pas comme des personnages ridicules mais comme des individus possédant un art tout particulier pour tourner en dérision les puissants, compétences qu’ils s’approprièrent pour leurs propres combats. Ce qui n’empêche pas que ces compétences désirables aient pu aussi alimenter la stigmatisation de ceux qui étaient perçus comme des êtres inférieurs. Comme l'écrit Jacques Rancière : « Fascination et répulsion tournent dans cette appropriation des différences, dans le geste de la main qui donne à la peau blanche un masque noir imitant et rejetant la peau noire. »

Le philosophe attribue au « post-modernisme » et au « post-colonialisme » cette lecture renouvelée de l’histoire du blackface. Elle me semble tout à fait compatible avec la démarche du socio-historien, du fait même qu’elle prend en compte la diversité des critères (et notamment la classe sociale) qui composent l’identité d’une personne. C’est cette diversité qui explique la complexité d’un phénomène comme le blackface.

J’ai moi-même travaillé sur cette question dans mon livre Chocolat. La véritable histoire d’un homme sans nom (Bayard, 2016). Ce jeune esclave cubain arrivé à Paris en 1886 comme homme de peine au service d’un célèbre clown anglais est un exemple extrême de la stigmatisation par la couleur de peau, contradictoirement véhiculée par les spectacles en blackface, puisque Rafael a été affublé du surnom « Chocolat », devenu son nom officiel (car il n’a jamais eu d’état civil). Et pourtant, en jouant subtilement sur les attentes du public aristocratique et bourgeois du Nouveau-Cirque, il deviendra l’un des artistes les plus célèbres de Paris à la Belle Époque. Créée en 1902, la pantomime intitulée « Paris-Ballon » – qu’il a co-écrite avec son compère le clown blanc George Foottit –, est une fascinante illustration de la manière dont ces artistes populaires sont parvenus à contourner, avec leurs moyens propres, les stéréotypes dominants. Les deux clowns, déguisés en femmes, se poudrent pour séduire le même homme, mais ils/elles se trompent au moment du maquillage, ce qui les conduit à échanger leur couleur de peau. Le bellâtre qu’ils/elles voulaient séduire est alors plongé dans des affres de perplexité. Ce sont ces quiproquos qui constituent le principal ressort comique du spectacle.

Comme on le voit, cette réflexion renouvelée sur le ''blackface' permet de repenser aussi la question des « appropriations culturelles » que les militants identitaires dénoncent souvent comme une forme de colonialisme. Ces critiques sont parfois justifiées, mais il ne faut pas oublier que « l’appropriation culturelle » fonctionne toujours dans les deux sens, et quelle est souvent pour les groupes dominés un moyen d’échapper aux assignations identitaires. Mais pour comprendre cela, il faut partir du principe que l’identité d’une personne ne se réduit pas à sa couleur de peau ; ce qui est finalement le comble du racisme.

Gérard Noiriel

Texte intégral paru le 31 mars 2019 sur le blog de l'auteur « Le populaire dans tous ses états ».

Du même auteur, dernier livre paru : Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours.

Notes
  • 1.

    William T. Lhamon,Raising Caïn. Blackface performance from Jim Crow to Hip-Hop, Harvard University Press, 1998 ; trad.fr. en ligne chez L’Éclat-Kargo, 2008 ; note de lecture dans le revue Volume !. [ndlr]