Au jour le jour

Le mépris de classe des années 1930 à nos jours

Le mouvement des « gilets jaunes » a permis de faire resurgir, dans l’espace public, la question du mépris de classe.

Pour Bernard Pudal, les propos insultants à l’égard de « ceux qui ne sont rien » tenus par Emmanuel Macron et plusieurs de ses ministres résultaient, pour une large part, de la naïveté de ces élites brutalement arrivées au pouvoir sans expérience politique : « Sans métier, ils disent ce qu’ils pensent. » [1] Autrement dit, ils expriment tout haut ce qu’une bonne partie de la classe dominante pense tout bas.

Avec ce texte, je voudrais donner un aperçu du mépris de classe tel qu’il s’exprimait dans les années 1930, à une époque où ce n’était pas le manque d’expérience politique qui l’alimentait mais, à l’inverse, un choix délibéré afin de mobiliser ceux d’en haut en attisant leur haine contre ceux d’en bas.

Ces caricatures sont parues dans Gringoire, un hebdomadaire d’extrême droite, le 5 juin 1936. 

Fondé par Horace de Carbuccia, issu d’une vieille famille noble de Corse, cet hebdomadaire connut un succès phénoménal à partir de 1934, lorsque les partis de gauche et les radicaux se rassemblèrent au sein du front antifasciste. Deux ans plus tard, la victoire du Front populaire et le déclenchement des grèves ouvrières dans tout le pays poussèrent au paroxysme la lutte des classes. Grâce à Henri Béraud, son journaliste vedette, Gringoire devint l’un des principaux organes de l’extrême droite anticommuniste et antisémite. Béraud s’acharna surtout contre Léon Blum et contre Roger Salengro, ministre de l’Intérieur sous le Front populaire, le poussant finalement au suicide.

Ces caricatures illustrent différentes facettes de la haine de classe qui s’empara alors de la bourgeoisie française. La première montre parfaitement l’une des grandes constantes dans les réactions des dominants lorsque leurs privilèges sont mis en cause : déplacer le terrain de la polémique vers des questions identitaires. Telle fut la raison de l’acharnement contre Léon Blum, qui fut à partir de ce moment-là constamment stigmatisé en tant que juif par la droite et l’extrême droite.

Les caricatures suivantes témoignent de ce qu’on peut appeler le « racisme de classe ». Les ouvriers en grève sont présentés comme des analphabètes, incapables d’écrire correctement en français, et comme des alcooliques qui font la noce sur les tombes des communards – car pour la droite, le mouvement ouvrier c’était toujours mieux avant.

La dernière caricature illustre ce qui est sans doute la forme la plus constante du racisme de classe dans l’histoire : ceux qui luttent pour leurs droits et leur dignité sont décrits comme des brutes épaisses, des « casseurs » sans foi ni loi. Le version années 1930 de ce scénario est clairement affichée dans cette caricature : les ouvriers en grève ne sont que des demeurés manipulés par le PCF, qui finiront par fracasser le crâne de Léon Blum contre le mur des lamentations.

Sous une forme euphémisée, c’est le même genre d’arguments qui ont été réactivés pour discréditer les « gilets jaunes ». Le pouvoir macronien et ses soutiens ont multiplié les efforts pour déplacer les enjeux du terrain économique et social vers le terrain identitaire. J’avais noté, dans la conclusion de mon Histoire populaire de la France, que le livre-programme présidentiel d’Emmanuel Macron, intitulé Révolution, était plus à gauche que celui de Hollande et Valls sur les questions humanitaires puisqu’il refusait de renouer « avec les guerres de religion qui ont failli anéantir la France ». Il rejetait la stigmatisation des musulmans en affirmant qu’il fallait arrêter de suspecter la loyauté de ceux que nous avons accueillis. « Rien ne serait pire que d’enfermer dans le soupçon une partie de la population française. »

J’en avais conclu que si Macron parvenait à légitimer son programme libéral accentuant les inégalités entre les riches et les pauvres sans tirer sur les grosses ficelles identitaires que tous ces prédécesseurs avaient manipulées sans vergogne depuis le milieu des années 1980, alors on pourrait effectivement le créditer d’une véritable « révolution » politique. Mais celle-ci n’a pas eu lieu. Dès que le mouvement des « gilets jaunes » a remis au centre du débat public la question des inégalités et des injustices sociales, aussitôt la machine gouvernementale a réactivé les vieilles recettes identitaires. Les « gilets jaunes » ont tour à tour été présentés comme des racistes, des antisémites, des xénophobes, des homophobes, etc. La classe dominante a pu ainsi retourner l’argument de l’antisémitisme par rapport aux années 1930 : à l’époque, elle dénonçait les juifs, aujourd’hui elle dénonce ceux qui dénoncent les juifs, mais la finalité politique reste la même.

Autre illustration flagrante de cette exploitation politique des thèmes identitaires, la mobilisation de tout le gouvernement contre la société Décathlon, qui projetait de commercialiser le voile destiné aux sportives de confession musulmane. En ravivant le sempiternel débat sur le « communautarisme », Emmanuel Macron, qui voulait apparaître sur la scène mondiale comme le grand dirigeant libéral de notre temps, est devenu la risée de toute la presse internationale [2]. Et ce n’est pas fini. Après avoir tâté le terrain pour voir s’il était possible de relancer le débat sur l’« identité nationale », le gouvernement s’apprête à réactiver les polémiques sur la laïcité.

Les tentatives de la classe dominante pour étouffer les revendications sociales en occupant le terrain identitaire ne sont pas le seul point commun entre les années 1930 et aujourd’hui. La stigmatisation du langage populaire, que j’ai évoquée plus haut à partir des caricatures de Gringoire, a brutalement resurgi avec les « gilets jaunes ». Dans l’article suggestif qu’elle a consacré à cette question, Chloé Leprince a rappelé les propos d’Emmanuel Macron concernant le « boxeur gitan » : « Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre… il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan [3]. » Les propos d’Emmanuel Macron sur le niveau de français de Christophe Dettinger, le boxeur condamné pour avoir frappé des membres des forces de l’ordre le 5 janvier 2019, illustrent parfaitement un ethnocentrisme de classe supérieure, persuadé que le langage populaire se caractérise par la pauvreté de sa syntaxe et de son vocabulaire. Chloé Leprince cite les propos qu’a tenus l’épouse du boxeur à la suite des commentaires présidentiels: « C’est humiliant, complètement humiliant. Mon mari a fait des études, il est responsable, il travaille. On paye nos impôts, on est français, on est des citoyens honnêtes et on nous rabaisse. »

Le mépris de classe à l’égard des « gilets jaunes » s’est exprimé de bien d’autres manières. Par exemple, Laurent Alexandre, un urologue spécialiste d’intelligence artificielle, n’a pas hésité à affirmer, dans une conférence à l’École polytechnique, que les « gilets jaunes » n’étaient pas capables de comprendre les enjeux mondiaux des mutations technologiques actuelles. Gaspard Gantzer, l’énarque « de gauche » qui fut conseiller en communication de François Hollande, est intervenu sur la chaîne CNews le 19 février, pour commenter les incidents survenus lors de la dernière manifestation des « gilets jaunes », en disant : « C’est sûr que si on faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas grand monde… » Le tollé provoqué par ces propos l’a contraint à s’excuser. Néanmoins, ces dérapages sont autant d’illustrations des réflexes élitistes qui surgissent lorsque les dominants se sentent menacés dans la domination qu’ils exercent habituellement sur le peuple.

Gérard Noiriel

Texte initialement paru le 1er mars 2019 sur le blog de l'auteur « Le populaire dans tous ses états ».

Du même auteur, dernier livre paru : Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours.

Notes