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Les « gilets jaunes » et la Révolution française : quand le peuple reprend l’histoire

« Sommes-nous en 1789 ? » Depuis l'automne 2018, la question se réinvite dans le débat public à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ». Les Français cèderaient-ils de nouveau à leurs vieux penchants révolutionnaires ? Pour l’historien américain Steven Kaplan, ils avaient pourtant dit « adieu » à leur révolution lors du Bicentenaire de 1989.…

Avec l’effondrement des régimes communistes, l’Occident remisait la révolution et la démocratie libérale accomplissait la « fin de l’histoire ». Un nouveau déterminisme dominait notre monde : « There is no Alternative. » Englués dans le « présentisme [1] », les hommes et les femmes abandonnaient l’idée qu’il était possible d'infléchir le cours du temps historique et d’agir sur le futur.

Ainsi, petit à petit, les sociétés occidentales devenaient-elles plus étrangères à l’idée même de révolution, {qui, dans le même temps, se banalisait} dans le débat public, où l'on transformait le plus petit antagonisme politique, social ou même sportif en « révolution française », inspirant des commentaires essentialistes sur le « tempérament français ». Paradoxalement, cette tendance à voir la Révolution partout a contribué à la dépolitiser, à neutraliser et même à renverser son pouvoir de rupture de l’ordre établi. En marketing ou en politique, la « Révolution » est aujourd’hui un des mots d’ordre du capitalisme et du libéralisme : en 2017, c’est sous le titre Révolution que le candidat Macron fit campagne dans son livre-programme.

Et soudain, dans la presse internationale, la France est regardée, selon les mots du journaliste chinois Hu Xijin, comme « le centre historique de la Révolution en Europe » [2]. Dans ce contexte, les multiples renvois actuels à la Révolution française sont-ils légitimes ? En réalité, les différences abondent, à commencer par le contexte. Le mouvement des « gilets jaunes » a débuté comme une révolte. Rien ne permet de prévoir l’avenir des crises politiques. Mais on ne pourra parler de « révolution » qu’à partir du moment où cette révolte aura renversé le pouvoir. Nous n’en sommes pas là.

Seconde évidence : nous ne vivons pas en monarchie absolue. Même si elles sont réduites par l’état d’urgence, les libertés publiques permettent de manifester et de critiquer publiquement le chef de l’État. Ce qui aurait été absolument impensable au printemps 1789 : « marcher » dans la rue pouvait alors tout simplement coûter la liberté ou la vie.

D’autre part, si l’on critiquait les « aristocrates » ou les « ministres », voire la reine, jamais le roi lui-même n’était directement visé. Mêmes différences du côté des revendications : les « privilèges » visés par les « gilets jaunes » sont ceux des très riches et des entreprises multinationales, et non ceux des nobles, jadis fondés sur la naissance. Surtout, aujourd’hui, si la précarité sociale augmente, elle n’a rien de commun avec l’extrême pauvreté qui touchait la majorité de la population française, plongeant celle-ci aux limites de la survie. Sociologiquement, les « gilets jaunes », issus du monde rural et de milieux professionnels très diversifiés, ne ressemblent pas tant que ça aux sans-culottes, qui provenaient surtout de l’artisanat et du petit commerce dans grandes villes, dont Paris, qui se différenciaient nettement de la masse paysanne.

Enfin, les revendications des « gilets jaunes » révèlent que les classes populaires de 2018 sont issues d’un système scolaire de masse, contrairement à celles de la fin du XVIIIe siècle, presque toutes illettrées. Même si elles n’ont pas toutes été rédigées par la base, les revendications actuelles sur la sécurité de l’emploi (CDI, CDD), la réduction des inégalités (SMIC, allocations), sur la lutte contre l’enrichissement excessif (impôt sur le revenu, ISF) ou même sur la démocratisation (referendum) dénotent une certaine culture politique : à la fin du XVIIIe siècle, les doléances, qui avaient surtout porté sur les privilèges fiscaux, sur l’arbitraire judiciaire, sur les « abus » et le mépris des « usages » locaux, ne révèlent pas une aussi grande expérience de la politique et de ses dispositifs techniques, d’échelle nationale.

Similaire, la violence des insurgés ? Elle était bien plus forte il y a deux siècles, de part et d’autre : fin avril 1789, la répression des émeutes du faubourg Saint-Antoine fit plus de trois cents morts et, dès l’été, les révolutionnaires ont décapité les figures emblématiques de l’Ancien Régime. Les lieux incarnant l'autorité de l'État continuent d'être aujourd’ui visés : les domiciles de plusieurs ministres, quelques préfectures, un secrétariat d'État, l'Assemblée nationale et l'Élysée ont ainsi récemment fait l'objet de plans ou de tentatives d'attaque. Mais au XVIIIe siècle, la prison royale de la Bastille et le palais des Tuileries furent réellement pris par des hommes armés, mis à sac et la première fut totalement démolie. Beaucoup de dégradations commises lors des manifestations des « gilets jaunes » se sont déplacées sur les nouvelles marques de la domination symbolique : elles ne visent moins les signes monarchiques, féodaux ou même religieux que les symboles du capitalisme, comme les banques ou les magasins de luxe.

Une série de mots et de gestes vite attribués à l’héritage de la Révolution française relève en réalité de l’histoire plus longue et globale des révoltes populaires. Demander une contrepartie démocratique au paiement des impôts vient plutôt de la Révolution américaine, dont un des slogans fut « No taxation without representation [Pas d’impôt sans droit à la représentation] » : lorsqu’ils expriment le sentiment de ne pas être représentés, les « gilets jaunes » s’insèrent dans une vaste tradition occidentale de révoltes pour le droit au suffrage dont 1789 n’est qu’un épisode.

Comme l’a montré Samuel Hayat, la connotation morale des demandes économiques des « gilets jaunes » vient quant à elle de l’histoire longue des mobilisations populaires, défendant l’équilibre des communautés contre le profit : la modicité du prix des produits de première nécessité, la priorité donnée à l’équilibre des marchés locaux sur les marchés extérieurs, le refus de la spéculation font partie de ces règles non écrite, dont la remise en cause justifie la révolte ou le recours aux autorités, comme lors de la « guerre des Farines » en 1775 [3].

S’il est amplifié par les réseaux sociaux, le rôle des « fake news » dans la défiance et la radicalisation doit également être replacé dans le long terme des émotions populaires : ainsi, les rumeurs d'aujourd'hui – sur la France abandonnant sa souveraineté migratoire en signant le Pacte mondial pour les migrations de l'ONU et l'entrée de l’armée dans Paris lors de la première manifestation des « gilets jaunes » en novembre 2018 – sont à comparer avec celles qui, au XVIIIe siècle, assuraient que les aristocrates complotaient pour affamer le peuple [4] ou que la police enlevait des enfants pour que des princes malades puissent boire leur sang [5].

Même les guillotines mises en scènes sur les ronds-points font autant référence à la Révolution française qu'à d’anciens gestes visant à retourner contre le pouvoir la pratique judiciaire des exécutions en effigie, pendant lesquelles une représentation du condamné était pendue ou brûlée en son absence. La critique du luxe et de la corruption publique peuvent enfin rappeler 1789, mais tout aussi bien les mouvements populaires du XIXe siècle. Une série de revendications font d’ailleurs au moins autant penser à 1830 (haine de la richesse), à 1848 (droit au travail), à Mai 68 (hausse du Smic) voire au 6 février 1934 (la dénonciation des « voleurs »), rappelant que les grandes crises politiques se vivent généralement dans un bricolage et une pluralité des temps historiques : les révolutionnaires de 1789 faisaient eux-mêmes appel à des références aussi éclatées que la démocratie athénienne, la République romaine, les Gaulois ou les communes médiévales, inventant ainsi leur propre histoire.

Plusieurs choix des « gilets jaunes » semblent pourtant vraiment entrer en résonance avec le passé, comme si l’événement révélait soudain des survivances enfouies. En partie recueillis à l’initiative de l’Association des maires ruraux de France, des cahiers de doléances sont ainsi rédigés dans la Drôme, dans l’Essonne, le Haut-Rhin ou le Var. En 1789 aussi, ces cahiers, se présentant souvent comme des modèles standardisés, étaient déjà une traduction et une mise en forme de la parole populaire par les fondés de pouvoir locaux. Les dynamiques de la mobilisation procèdent d’autre part d’un même mécanisme centrifuge et provincial observé en 1788-1789, même si, comme à cette époque, Paris attire les regards. De plus, certains mots d’ordre ne font autorité aujourd'hui que grâce au précédent de 1789. Ainsi la défense de la légitimité du peuple contre la loi, qui renvoie à l’affirmation des droits de la nation souveraine, principe posé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La mécanique des idées (de la révolte antifiscale aux demandes d’égalité, de services publics et de démocratie), ainsi que le destinataire (l’État), s’inscrivent d’autre part dans une histoire commencée en France en 1789, qui définit le paiement de l’impôt comme un acte volontaire, conditionné au respect d’un contrat réciproque, liant l’État à ses citoyens contribuables.

Certaines revendications économiques des « gilets jaunes » rappellent également celles des sans-culottes qui, en 1793, demandaient le plafonnement des salaires et des prix, ainsi que la pénalisation de la spéculation sur les produits de consommation ordinaire. Si on ajoute à cet idéal de république sociale la revendication du droit de résistance à l’oppression mais aussi de certaines formes de démocratie directe, c’est souvent davantage 1793 que 1789 qui s’invite à la table du présent.

Quant au fossé distinguant les insurgés des élites politiques et journalistiques qui leur reprochent la brutalité, l'incohérence et la désorganisation, cette distance a une histoire qu’on peut faire remonter à la fin du XVIIIe siècle : fixant la politesse et la « raison » comme seuls modes légitimes de la parole politique, la nouvelle bourgeoisie des Lumières qui avait pris les rênes de la Révolution, n’eut alors pas de mots assez durs contre le peuple « vandale » ou « sauvage », provoquant, en réaction, un durcissement de la conflictualité.

Mais ce constat suffit-il ? Si l’érudition et la méthode historiennes permettent de qualifier les usages contemporains des faits passés, elles ne sauraient servir à les disqualifier. Et la clarification des références d'un événement historique ne retire rien à ce qu'il dit de vrai sur la manière dont les contemporains le vivent. Si la Révolution française peut permettre de comprendre le mouvement des « gilets jaunes », c’est d'abord parce que ses membres y font référence. Il n'existe aucune connaissance savante au nom de laquelle on serait habilité à invalider cette prise de conscience historique. D'autant moins de l'émergence d'une souveraineté politique, qui échappe tout autant aux instrumentalisations habituelles du passé par les partis politiques qu’au fétichisme collectif – que nous entretenons, en France, avec « notre révolution », célébrée par habitude et affection mais vidée de son énergie politique.

« On est en train d’écrire l’histoire », affirmaient les manifestants dès le 8 décembre 2018}[6] En renvoyant à 1789, les « gilets jaunes » brandissent le passé comme un puissant antidote à l’incapacité dans laquelle ils ont été plongés. Ce faisant, ils se saisissent avec intelligence de la dynamique des moments de révolte lancés à travers l’épaisseur du temps par les femmes et les hommes du passé : fondée sur le droit des gens ordinaires à s’émanciper dans le même élan de la tutelle politique et des discours assignés sur l’histoire, c’est bien cette confiance retrouvée qui, aujourd’hui, permet à ces invisibles de se réinscrire dans l’histoire commune comme un moment dans la reprise du pouvoir pour rouvrir les portes du futur.

Guillaume Mazeau

Une première version de ce texte est parue dans AOC, le 17 décembre 2018.

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : L'Histoire comme émancipation – avec Laurence De Cock, et Mathilde Larrère.

Notes