Au jour le jour

Les féodalités

« Jadis les féodalités étaient dans les principautés, dans les fiefs, dans les châteaux forts. Aujourd’hui elles sont dans les bureaucraties, dans les partis, dans les corporatismes, dans les entreprises… Elles ont changé de nom, de visage, de moyens, mais elles sont toujours à l'œuvre pour affaiblir l’État », affirmait Nicolas Sarkozy en mars 2007. Si la métaphore des « féodalités » est courante pour dénoncer la persistance des formes de dominations locales et l’exercice de pressions personnelles, on n’a pas seulement affaire ici à un effet de style.

Tout d’abord, l’emploi systématique du terme au pluriel permet de distinguer la dénonciation de ces pouvoirs avec la Féodalité, qui désigne plutôt, en histoire, un système d’obligations interpersonnelles et réciproques (les relations féodo-vassaliques), qui s’est imposé en Occident à partir du Xe siècle, entre la dissolution du pouvoir central carolingien (entraînant la disparition de l’État impérial) et la naissance des « États modernes ». La Féodalité renvoie donc à une organisation sociale et politique faiblement centralisée. Contrairement à l’imaginaire véhiculé par les clercs médiévaux, elle fut moins une période d’anarchie que la création d’un nouvel ordre seigneurial dans lequel la protection constituait la justification centrale de la domination.

Le Moyen-Âge comme repoussoir apparaît à la fin du XVIIIe siècle, au moment où les sociétés occidentales entrent dans la modernité capitaliste. Ainsi, bien moins qu’une réalité historique, l’expression « féodalités » renvoie plutôt à une image inversée de la société libérale et démocratique issue du « progrès des Lumières », l'autre absolu de notre présent. On comprend les écueils que recèle cette expression sortie de son contexte historique. Écueils dans lesquels tombe Sarkozy lorsqu'il affirme que « l’histoire de la France, c’est la lutte incessante de l’État contre les féodalités » {Cormeilles-en-Parisis, 06.03.07}. Cette lecture simpliste va à l’encontre de la genèse de l’État moderne – duquel est né l’État-nation actuel –, un État qui s’est construit moins « contre les féodalités » que dans et à partir du système féodal, en y favorisant l’émergence d’une société politique dans laquelle tous les individus sont constitués en sujets. Les premiers États modernes – la France et l’Angleterre, par exemple – ont d’abord été des monarchies féodales, dans lesquelles les souverains étaient assimilés au suzerain suprême. Mais la complexité des processus historiques intéresse moins Sarkozy que la puissance évocatrice de cette expression, qui lui permet de mettre en scène sa conception de l’État.

Aussi l’utilisation du terme « féodalités », presque toujours associé à celui de « corporatisme », apparaît-il comme un utile substitut à celui de « clientélisme » – trop directement associé aux pratiques de l’UMP, le parti du candidat. Et en déclarant qu’il souhaite un « État fort, qui fasse réellement son métier et qui, par conséquent, domine les féodalités, les corporatismes, et fasse prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers » {Montpellier, 03.05.07}, Nicolas Sarkozy en appelle moins au renforcement des collectivités territoriales - présentées comme dominées par des « barons » plutôt que caractérisées par des services publics de proximité - qu’à un État mené par son chef. « L’abaissement de la fonction présidentielle, […] c’est l’État laissant le champ libre aux féodalités », déclare-t-il lors de la réunion des comités des soutiens locaux à sa candidature {11.02.07}.

Le terme de « féodalités » revient également dans le débat sur les modes de scrutin : selon Nicolas Sarkozy, « la proportionnelle intégrale, où tout serait entre les mains des partis, c’est rendre l’État impuissant face aux féodalités » {Clermont-Ferrand, 27.04.07}. Au lieu d’utiliser les arguments classiques sur l’échec de la IVe République pour dénoncer ce mode de scrutin, il assimile à l'imagine négative des « féodalités » la pluralité des partis à l’Assemblée nationale – c’est-à-dire une forme démocratique dans toute sa diversité.

À défaut d’avoir prise sur les débats parlementaires, Nicolas Sarkozy a contribué au développement de la politique-spectacle, en court-circuitant par les médias le travail des institutions et des partis, pour s'adresser « directement » aux citoyens-spectateurs – inaugurant un modèle destiné à être copié. Ainsi son arrivée à la présidence et son exercice du pouvoir ont-ils fait de lui un exemple du renforcement de la tendance que Jürgen Habermas désignait, dès les années 1960, comme une forme de « reféodalisation » de la société civile par les pouvoirs politiques et médiatiques.

(À suivre…)

Fanny Madeline

Extrait de Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008 – les mentions entre accolades font références aux discours de Nicolas Sarkozy.

De la même auteure, dernier livre paru, Les Plantagenêts et leur empire. Construire un territoire politique, PUR, 2014.