Au jour le jour

Rond-point et point à la ligne

Il n’aura fallu qu’un demi-siècle pour édifier les Français sur la vérité de l’« alternance républicaine » et sur son inaptitude à faire passer dans les faits la devise de la République. Inévitablement une nouvelle option devait à la longue se faire jour : « Ni droite, ni gauche. ». Ce fut Macron, et ses néo-rodomontades érigées en doctrine.

Mais il n’aura pas fallu bien longtemps pour commencer à comprendre que le macronisme, c’est l’apogée de l’hégémonie petite-bourgeoise, le triomphe absolu de la médiocrité humaine estampillée « grande école », le règne d’une niaiserie et d’une présomption intellectuelles et morales dont la collectivité n’a aucun bien à espérer.

On peut dire qu’au cours du dernier demi-siècle, le rapport des forces dans les sociétés de classes comme la nôtre a subi une involution catastrophique dont l’atonie politique et la confusion mentale des classes moyennes donnent la mesure. Voilà des gens qui, une génération après l’autre, auront vu leur condition de salariés moyens perdre toujours davantage ses droits, ses protections et ses rémunérations du fait de politiques visant à récupérer sur le dos des travailleurs toujours plus de plus-value pour rémunérer les grands investisseurs et autres pirates bancaires bénéficiaires des intérêts exorbitants, indécents, de la dette publique.

Les classes moyennes voient tout cela, depuis longtemps, mais elles n’ont toujours pas compris, parce qu’elles ne veulent pas comprendre et continuent à s’en remettre du soin de les gouverner à des créatures du système, à tous les niveaux. Pis encore : comme tout observateur un peu expérimenté peut le constater, on assiste à un abaissement significatif de l’intelligence stratégique dans la lutte des classes, de la part des nouvelles générations, apparemment de plus en plus ouvertes, réactives et cosmopolites, en fait monstrueusement nombrilistes, hédonistes, manipulées et amorphes, incapables de concevoir les exigences d’une lutte collective. Vive les jeunes gens et les jeunes filles qui sont la beauté et l’espérance du monde, mais à bas « la jeunesse » qui n’est qu’une des pires productions de la société marchande, même quand elle est à l’université.

Par conséquent, si on est arrivé, en s’informant et analysant, à la conclusion que l’existence des classes moyennes est un des principaux soutiens de l’ordre établi, c’est un devoir militant de le proclamer. Pour autant qu’on se reconnaisse des devoirs et surtout quand on est un intellectuel. La capacité de la classe moyenne à se reproduire à chaque génération, avec les adaptations nécessaires, est intimement et circulairement liée à celle du système capitaliste et à sa logique salariale d’asservissement, de collaboration et de séduction.

Trop d’intellectuels qui se disent dans l’opposition politique croient qu’il suffit pour combattre le système, d’aller dévotement mettre, en manière d’exorcisme, un bulletin dans une urne électorale, comme d’autres, pour combattre le Malin, trempent les doigts dans un bénitier sans renoncer à aucune autre des pratiques et des consommations qui font le mode de vie ordinaire des classes moyennes. Il ne s’agit pas simplement de combattre, le temps d’une campagne électorale, comme le fait rituellement la gauche de gauche depuis des décennies, les politiques des partis de gouvernement de la classe moyenne, étiquetés « socialistes », « républicains », « centristes » et leurs électeurs comme s’il était encore possible de croire aujourd’hui que le capitalisme est réformable de l’intérieur en réduisant la lutte politique et sociale aux consultations électorales et les élections au sondage d’opinion.

Il s’agit au contraire de combattre la classe moyenne dans tout ce qui fait d’elle une composante consubstantielle du système capitaliste et par là-même un renfort pour celui-ci d’autant plus puissant que la classe moyenne exerce une influence hégémonique sur les classes populaires et entraîne dans son sillage politique une partie d’entre elles.

Contrairement à ce qu’essaient traditionnellement de faire les partis petits-bourgeois progressistes de la gauche de gauche, il ne s’agit pas d’attirer les classes populaires au sein d’une alliance avec les fractions progressistes de la petite-bourgeoisie, pour leur proposer de bâtir ensemble un monde petit-bourgeois plus accueillant, plus juste, plus humain, etc., ce qui en pratique signifierait à coup sûr, un monde encore plus gaspilleur, m’as-tu-vu, jouisseur, bruyant et inconscient qu’il n’est déjà. Il ne s’agit pas davantage de convertir la classe moyenne au culte du « peuple », comme se sont vainement évertués à le faire les partis prolétariens. Les classes moyennes ne s’intéressent habituellement aux classes populaires que pour les mettre à leur remorque, jamais l’inverse.

Il ne s’agit donc pas d’unir, de rassembler, les uns et les autres, par des marchés de dupes, mais de travailler à l’émergence dans les consciences d’un nouveau type d’humanité, encore inédit mais s’esquissant d’ores et déjà in utero, dans la matrice des rapports sociaux en dépit des blocages et des brouillages de l’obstétrique capitaliste, qui n’a jamais su accoucher, en matière de reproduction sociale, que d’un seul et même modèle d’humanité : une version, un peu améliorée par les Lumières, de la société féodale médiévale, qui était déjà elle-même une version, un peu améliorée par le christianisme, de la société esclavagiste antique.

C’est dire du même coup que le combat politique qui se poursuit encore laborieusement à coups de tripatouillages électoraux pour maintenir en état de survie artificielle un simulacre de démocratie parlementaire que le grand Capital n’a aucune peine à maintenir sous sa coupe – financièrement par le biais du système bancaire international, psychologiquement par le biais du crétinisme parlementaire, idéologiquement par le biais du système médiatique –, que ce combat politique donc est un vestige de superstructures obsolètes. La classe moyenne a conduit en fait le système de la démocratie parlementaire au bout de ses potentialités, et finalement à sa ruine, comme les bourgeoisies du XVIIe et du XVIIIe siècles avaient sapé la monarchie absolue par le parlementarisme et l’ouverture des charges et offices à une noblesse de robe.

Tout se passe comme si le petit-bourgeois d’aujourd’hui était devenu l’idéal accompli de l’Homme nouveau que l’humanité tout entière aurait pour mission historique de réaliser. C’est cette idée pernicieuse que devraient combattre sans relâche toutes celles et tous ceux qui se veulent dans l’opposition au système capitaliste, pas seulement à Macron, qui n’en est qu’une figure locale, comme l’était avant lui Hollande et avant lui, Sarkozy et avant lui, etc.

Les progressistes ne doivent plus se tromper d’objectif. Il faut cesser le bricolage réformiste, même avec des intentions « populistes » au sens noble du terme. Il ne faut plus réformer la société existante, il faut la faire disparaître. La société existante, c’est le capitalisme parvenu à son stade ultime, la métamorphose intégrale en une montagne d’argent et d’immondices. À balayer !

Hélas, un petit-bourgeois, c’est précisément quelqu’un qui ne peut plus, qui ne veut plus, pas seulement proférer un tel langage, mais même seulement l’entendre. Quelle abominable violence, s’exclame-t-il en se bouchant les oreilles pour ne plus entendre et les yeux pour ne plus voir la violence dévastatrice et déshumanisante où le capitalisme en trois siècles a plongé toute la planète ! Comment pouvez-vous accepter d’être aussi violent, me demandent avec effarement mes interlocuteurs ? Croyez-vous que ce soit compatible avec « le vivre-ensemble » et avec « la démocratie » ?

Mais cher Monsieur, chère Madame, d’où tirez-vous que je veuille copiner et vivre en bonne intelligence avec des bandits, des faussaires, de prétentieux imbéciles que leurs cols blancs, leurs talons hauts, leurs décorations et leurs diplômes n’empêchent pas d’être des malfaisants ? Dites-moi plutôt comment il se fait que vous, vous n’ayez pas la nausée quand vous les côtoyez ? On comprend comment et pourquoi les enfants des classes moyennes, acquièrent dans leurs lycées, leurs écoles de journalisme et de commerce, leurs facs de science éco', leurs Sciencep-Po et autres hauts lieux où souffle l’esprit du temps, une vision aussi rédhibitoirement niaise de la vie en société que la nôtre.

Qu’ils soient en famille, en amphi, ou dans leurs réseaux sociaux, les jeunes sont à bonne école. Et ils ont assurément beaucoup de chemin à faire pour apprendre à vivre ensemble, comme de vrais humanistes adultes et non comme des petits-bourgeois infantiles. Pour y parvenir, il faut commencer tôt pour que le mal que l’on combat n’ait pas eu le temps de s’invétérer dans l’entendement et la sensibilité des intéressés et de les transformer définitivement en serviteurs volontaires du système.

La plupart des parents de familles moyennes connaissent d’expérience la force de la pression conformiste qui s’exerce sur eux et leurs enfants, et beaucoup reconnaissent honnêtement qu’ils ne sont pas capables d’aller contre elle. Il n’y a ni magie ni mystère à la reproduction continue de la domination du Capital sur l’ensemble de la société. Cette domination, qui est celle de l’Argent et des modes qu’il alimente, passe nécessairement, sous une forme ou une autre, à un moment ou à un autre, par chacun d’entre nous, parfois par des choix longuement délibérés, mais le plus souvent par des choix pré-inscrits en nous par notre socialisation, sous forme de préférences, désirs et tendances qui sont autant de choix en actes et qui nous apparaissent spontanément comme « la seule chose à faire », la seule que nous ayons apprise et que nous voulions faire, si tant est que nous ayons seulement besoin d’y réfléchir davantage.

Que cela nous plaise ou non, « Gilets jaunes » ou pas, nous devons admettre que nous avons une part de responsabilité considérable et personnelle, dans la reproduction de la classe à laquelle nous appartenons ou rêvons d’appartenir. À chacun d’en tirer les conséquences pour ce qui le regarde.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en février 2019.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).