Au jour le jour

Sur le procès et l’exécution de Louis Capet

En décembre 1792, Robespierre s’oppose, devant la Convention, à l’opportunité de faire le procès de Louis XVI. Le 21 janvier 1793, le roi est décapité après un vote majoritaire des députés. Par quels arguments celui qui avait demandé, le 30 mai 1791, l’abolition de la peine de mort à la Constituante invoque-t-il désormais celle du roi ? Pourquoi Robespierre s'écarte-t-il des députés qui avaient refusé l’abolition de la peine de mort lorsque ces « premiers principes de la raison » étaient réclamés « en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement » ?

« Est-il nécessaire d’infliger une peine à Louis, détrôné, impuissant, abandonné aujourd’hui ? Citoyens, est-il nécessaire de punir ces malheureux accusés de vol ou de faux, que la loi garde dans vos maisons d’arrêt ? Ceux-là sont bien plus impuissants et plus abandonnés. Citoyens, s’il importe d’effrayer la misère ou la cupidité ou le désespoir lui-même, importe-t-il moins d’épouvanter la tyrannie ? Vous contentez-vous de protéger vos coffres-forts ? Voulez-vous laisser à la merci des ennemis de l’humanité votre liberté, votre patrie, vos fortunes même ? […]

» La tyrannie est-elle plus facile à extirper que le vol ? La loi atteint sans peine les coupables sans appuis ; à peine, dans la durée des siècles, a-t-elle pu frapper un roi. Et cependant ce sont les crimes des rois qui enfantent tous les autres crimes, avec les passions lâches, et la misère. Citoyens, si un monarque est parmi vous plus difficile à punir qu’un citoyen coupable ; si votre sévérité est en raison inverse de la grandeur du crime et de la faiblesse de celui qui l’a commis, vous êtes aussi loin de la liberté que jamais ; vous avez l’âme et les idées des esclaves. »

« Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n’est bon qu’à deux usages, ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois. […]

» Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème, sa cause comme l’objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français ; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu’il fut et la dignité d’un citoyen, c’est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

» Louis fut roi, et la République est fondée : la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes ; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle : Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà condamné, ou la République n’est point absoute.

» Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c’est une idée contre-révolutionnaire, car c’est mettre la Révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, il peut être absous ; il peut être innocent ; que dis-je ! il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé : mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution ? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs, les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l’innocence opprimée, tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu’à ce moment est une vexation injuste ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables. […]

» Citoyens, prenez-y garde ; vous êtes ici trompés par de fausses notions. Vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens ; vous confondez les rapports des citoyens entre eux avec ceux des nations à un ennemi qui conspire contre elles. Vous confondez aussi la situation d’un peuple en révolution avec celle d’un peuple dont le gouvernement est affermi. Vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire qui dépend de principes que nous n’avons jamais appliqués. Ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que, dans aucune circonstance, les nations ne peuvent avec équité sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits ; et, où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice.

» Ces termes mêmes que nous appliquons à des idées différentes de celles qu’ils expriment dans l’usage ordinaire achèvent de nous tromper. Tel est l’empire naturel de l’habitude que nous regardons les conventions les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle la plus absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris. Nous avons été si longtemps courbés sous son joug que nous nous relevons difficilement jusqu’aux principes éternels de la raison ; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que l’ordre même de la nature nous paraît un désordre. […]

» Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de la nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti. La nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux : mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de le rompre entièrement par rapport au tyran ; c’est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faits que pour les membres de la cité.

» C’est une contradiction grossière de supposer que la Constitution puisse présider à ce nouvel ordre de choses ; ce serait supposer qu’elle survit elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent ? Celles de la nature, celle qui est la base de la société même : le salut du peuple. Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose ; l’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre. Le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement, c’est la chute de sa puissance ; sa peine, celle qu’exige la liberté du peuple. […]

» Le procès à Louis XVI ! Mais qu’est-ce que ce procès, si ce n’est l’appel de l’insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque ? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion, et quels autres effets peut produire ce système ? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous renouvelez les querelles du despotisme contre la liberté, vous consacrez le droit de blasphémer contre la République et contre le peuple ; car le droit de défendre l’ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause. Vous réveillez toutes les factions ; vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi : on pourra librement prendre parti pour ou contre. Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même ! Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l’attaquer dans son berceau ! Voyez quels progrès rapides a déjà faits ce système. […]

» La tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI ; nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran ! À peine avons-nous pu arracher à l’injustice d’une décision précipitée l’honneur ou la liberté des meilleurs citoyens. Que dis-je ? Nous avons vu accueillir avec une joie scandaleuse les plus atroces calomnies contre des représentants du peuple connus par leur zèle pour la liberté. […]

» Quel est le motif de ces délais éternels que vous nous recommandez ? Craignez-vous de blesser l’opinion du peuple ? Comme si le peuple lui-même craignait autre chose que la faiblesse ou l’ambition de ses mandataires ; comme si le peuple était un vil troupeau d’esclaves stupidement attaché au stupide tyran qu’il a proscrit, voulant, à quelque prix que ce soit, se vautrer dans la bassesse et dans la servitude. Vous parlez de l’opinion ; n’est-ce point à vous de la diriger, de la fortifier ? Si elle s’égare, si elle se déprave, à qui faudrait-il s’en prendre, si ce n’est à vous-mêmes ? Craignez-vous les rois étrangers ligués contre vous ? Oh ! sans doute, le moyen de les vaincre, c’est de paraître les craindre ! Le moyen de confondre les despotes, c’est de respecter leur complice ! Craignez-vous les peuples étrangers ? Vous croyez donc encore à l’amour inné de la tyrannie. […]

» À quelle peine condamnerons-nous Louis ? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore. Je demande qu’il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ? Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois ; et je n’ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée que vous nommez encore constituante ; et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais vous, qui ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer.

» Oui, la peine de mort, en général, est un crime, et par cette raison seule que, d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d’autres moyens et mettre le coupable dans l’impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par des lois justes, un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée, ni la prison, ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes.

» Je prononce à regret cette fatale vérité… mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté au dedans comme au dehors, on pourrait écouter les conseils qu’on vous donne d’être généreux : mais un peuple à qui l’on dispute encore sa liberté, après tant de sacrifices et de combats, un peuple chez qui les lois ne sont encore inexorables que pour les malheureux, un peuple chez qui les crimes de la tyrannie sont des sujets de dispute, un tel peuple doit vouloir qu’on le venge ; et la générosité dont on vous flatte ressemblerait trop à celle d’une société de brigands qui se partagent des dépouilles. »

Maximilien Robespierre

Les deux premiers paragraphes sont extraits de la cinquième « Lettres de Robespierre à ses commettants », datée de novembre 1792 ; et la suite d'un discours prononcé à la tribune de la Convention le 3 décembre 1792. Lire la réédition chez Agone de la biographie de Robespierre par Jean Massin.