Au jour le jour

Une histoire de « Charlie Hebdo »

Du hold-up d'un titre au détournement de son orientation éditoriale, cet article reconstitue la trajectoire de l’hebdomadaire satirique de sa reparution en 1992 à l'excommunication de Siné en 2008.

Été 1992. Charlie Hebdo, journal « mythique » des années 1970, mort en décembre 1981 et enterré le 2 janvier 1982 chez Michel Polac sur TF1, renaît de ses cendres. À l’essentiel de l’équipe des anciens (Cavanna, Cabu, Gébé, Willem, Wolinski, Delfeil de Ton et Siné), s’ajoutent des nouveaux (Charb, Luz, Riss, Honoré, Bernar, Tignous, Plantu, Olivier Cyran, Oncle Bernard, etc.), des artistes du music-hall (Renaud et Patrick Font), le chansonnier et ex-rédacteur en chef de La Grosse Bertha : Philippe Val. Le programme s’annonce alléchant. Un absent de marque toutefois : Georges Bernier, alias « professeur Choron ». Un signe.

Été 2008. Le journal « mythique » des années 1970 n’est plus que la pâle copie de ce qu’il était seize années plus tôt. Figure emblématique de l’hebdo, le dessinateur Gébé est mort, ainsi que Bernar et Pasquini. Des journalistes de talent ont pris la porte : au revoir Olivier Cyran, au revoir François Camé et Anne Kerloc’h, au revoir Michel Boujut, au revoir Mona Chollet… Un dessin de Lefred Thouron sur Patrick Font (en procès pour pédophilie) ne passe pas : Lefred quitte le navire (le dessin sera publié après son départ, avec un mot de Philippe Val). Renaud, un des principaux actionnaires, abandonne aussi l’hebdo. Patrick Font, condamné à une peine de prison, disparaît rapidement des photos {aux côtés} de son ex-comparse, Philippe Val. Wolinski dessine pour Paris Match, Le Journal du dimanche et les publicités St-Yorre, Cabu pige pour le concurrent d’en face, ''Le Canard enchaîné"" et les jeunes (Jul, Charb, Tignous, etc.) font la queue pour griffonner pour la télévision, dans des émissions bas de gamme.

Engraissée par les euros et les repas mondains, notabilisée par les soirées chez Ardisson et les cocktails avec BHL, glorifiée avec le procès des caricatures et la montée des marches à Cannes, l’équipe de Charlie Hebdo décide, à la quasi-unanimité, de renvoyer Siné pour propos prétendument antisémites [1].

On ne rigole plus à Charlie Hebdo. Avec son impertinence, l’équipe restante a aussi gommé de sa mémoire ses éclats de rire d’autrefois –– et les nôtres par la même occasion… Ainsi de cette brève, parue le 1er juillet 1992 dans son premier numéro, « Les premières mesures de la gauche au pouvoir en Israël : pour pallier la pénurie de calamars, le gouvernement lance une grande campagne de récupération des prépuces. » Une brève qui, selon le rédacteur en chef adjoint, Charb, avec lequel nous nous sommes entretenus par téléphone, « ne passerait plus aujourd’hui » (22/08/08).

Pourquoi, et comment, un hebdomadaire satirique, mariant humour acide et critique sociétale, a-t-il subi une telle dérive ? Le ver était dans le fruit. Le processus de normalisation avait déjà commencé au sein de La Grosse Bertha, avant même la renaissance du titre Charlie Hebdo.

Les dessous de La Grosse

Hebdomadaire satirique et « bordélique », La Grosse Bertha est née au début de la guerre du Golfe, en janvier 1991. Quelques mois après le lancement, Philippe Val, tout droit venu de la scène, emprunte l’habit de rédacteur en chef. Et les querelles ne se font pas attendre : « On était partis avec “Un éclat de rire par page” et on se retrouvait sermonnés au nom du précepte : “Il faut des indignations. [2]” » Certains rédacteurs sont mis sur la touche. Et l’autoritarisme de Val en irrite (déjà) plus d’un. Par exemple lorsque Jean-Cyrille Godefroy (alors le directeur de la publication, qui avait déposé le titre, trouvé par Gébé) « eut la surprise d’entendre de la bouche du rédacteur en chef : “Je te préviens, au prochain conflit entre nous, je te vire.” Un rédac’chef virant le propriétaire du journal, c’eût été une grande date de l’histoire de la presse. Du coup, Godefroy demande à Philippe Val de rentrer dans le rang, pour que le journal retrouve son ambiance déconnante, sa joyeuse anarchie, l’excitation des bouclages où tout te monde dit son mot sur la couverture. » Val reste inflexible : « Refus outré. À notre grand désarroi, nous vîmes alors le doux Cabu faire bloc avec Val, ce génie méconnu, accusant Godefroy et quelques autres d’entraîner le journal “à droite”. Une accusation dont les lecteurs peuvent vérifier après coup la stupidité… Sidérés, ne comprenant pas grand-chose au conflit dont ils étaient pour la plupart éloignés, beaucoup de copains de la rédaction virent Cabu claquer la porte et appeler les masses à le suivre avec un mauvais rictus qu’on ne lui connaissait pas. Quelques jours plus tard, l’opinion étonnée vit sortir du caveau le défunt Charlie Hebdo, un titre d’ailleurs piqué sans vergogne à son propriétaire, le professeur Choron [3]. »

La suite, on la connaît. Philippe Val, Cabu et les anciens, avec le renfort de quelques jeunes talents, lancent Charlie Hebdo, deuxième époque. « Pour faire quel journal ? s’interroge Val. Eh bien nous avons fait un sondage représentatif de mille cons, pour solliciter leur avis, et on a fait le contraire [4]. » Le contraire, vraiment ?

Quinze ans plus tard, Charb ne semble pas en être convaincu. Devant ses potes, lors du festival de Groland en septembre 2007, il affiche son désaccord : « Le truc qui est dur pour les gens de Charlie c’est que Val est tellement atypique dans Charlie Hebdo… c’est lui le directeur et c’est lui qui ressemble le moins au journal quasiment [5]. […] Si j’étais directeur d’un journal et si j’avais les moyens de faire un journal, il n’y aurait pas Val dans le journal. En tout cas, ce qu’il exprime dans le journal, ça n’existerait pas [6]. »

Il affiche son désaccord… Mais il reste rue Turbigo. Contacté par Acrimed, il s’explique : « Dire que Charlie Hebdo est le journal parfait dans lequel je rêve de travailler est évidemment faux. […] Mais j’ai moins de liberté dans des journaux qui me sont plus proches politiquement que dans un journal dirigé par Val. » Nous voilà rassurés.

Les coulisses de Charlie

À peine paru en 1992, le journal écope d’un procès. Delfeil de Ton, aujourd’hui chroniqueur au Nouvel observateur, membre de l’équipe du premier Charlie Hebdo, présent lors de la création du deuxième, fait état de souvenirs que nous ne pouvons vérifier mais qui témoignent de l’opacité du contexte : « Bernier (alias professeur Choron) proteste mais, en fait, il n’avait pas la propriété, le titre n’ayant jamais été déposé. Procès. Nous témoignons tous, sur le conseil de l’avocat Richard Malka, que Cavanna a inventé le titre. En réalité, bien malin celui qui pourrait dire qui l’a inventé. Tout le monde a tout de suite pensé à faire un Charlie-Hebdo, en 1970, quand l’Hara-Kiri Hebdo a été interdit [en réalité, seulement d’affichage], puisque, outre le mensuel Hara-Kiri, on avait un autre mensuel qui s'appelait Charlie, que j’avais d’ailleurs fondé [7]. » L’astuce de Malka, poursuit Delfeil de Ton,«  c’était que, comme il n’y avait pas de propriété commerciale établie, il fallait jouer le droit d’auteur. Donc, tous ensemble, lettres au tribunal, comme un seul homme et tous fabulateurs : “C’est Cavanna qui a inventé le titre.” Voilà Cavanna proclamé auteur du titre par le tribunal. Conséquemment, il se retrouve également propriétaire de la valeur patrimoniale de Charlie-Hebdo, de la marque “Charlie-Hebdo” comme disent les économistes. »

Et la conception de Charlie Hebdo nécessite un capital. Au début de 2 000 francs, « il est aujourd’hui de 240 euros, chacune des 1 500 parts valant symboliquement 16 centimes [8] ». Les actionnaires de départ sont Gébé, Val, Cabu, Bernard Maris et Renaud. Le départ de Renaud et la mort de Gébé ont réorganisé la répartition : 600 parts pour Val, 600 pour Cabu, 200 pour Maris et 100 pour Éric Portheault, le comptable. La situation est telle, qu’en 2006 « les Éditions Rotative, éditrices de Charlie Hebdo, ont enregistré un résultat bénéficiaire de 968 501 euros. [… Et] 85 % de cette somme ont été redistribués en dividendes [9]. » Ainsi, Val et Cabu ont-ils chacun perçu 330 000 euros en 2006. Une broutille.

Comment en est-on arrivé là ? Delfeil de Ton replonge dans ses souvenirs : « Un jour, Cavanna, Val et moi, on se retrouve chez Malka. Pour Cavanna et moi, il était notre avocat à tous. En fait, il était l’avocat de Cabu et Val. Nous lui demandons de préparer des statuts à la manière de ce que nous pensions être ceux du Canard enchaîné : les sept (dont Cabu) fondateurs encore vivants de Hara-Kiri Hebdo (notre premier titre), puis de Charlie Hebdo, plus Val, seraient propriétaires temporaires à parts égales. Chaque part reviendrait à un collaborateur du journal choisi par les survivants après chaque décès. […] Les semaines succèdent aux semaines et rien ne vient. Je fais irruption chez Malka. Je lui demande où il en est de ces statuts pour une société. Il me sort un brouillon de charte. J’ai compris qu’on se foutait de nous [10]« Cabu et Val écrivent à l'Obs », Le Nouvel Observateur.[11]. » Le ver était dans le fruit. Et l’hégémonie du chef ne s’affaiblissait pas… « Comme, déjà, l’autoritarisme de Val m’était insupportable, sa morgue, sa prétention, à quoi s’ajoutait l’ennui qui régnait dans la salle de rédaction, j’ai foutu le camp sans phrase après cinq mois de collaboration, me contentant un dimanche de bouclage de ne pas envoyer mon article. Le mardi je recevais par la poste, sans un mot d’accompagnement, un “pour solde de tous comptes”. C’était en mars 1993. »

Charlie Hebdo, hebdomadaire décalé, bête et méchant ? Non. Charlie Hebdo, parodie de satire, et réelle entreprise capitaliste.

Et le fruit pourrit le panier

Adaptations à l’air du temps et normalisation interne produisent leurs effets : Charlie se transforme en hebdomadaire recentré, consensuel, convenable, déontologique, respectable.

— Recentré. Dans le Charlie Hebdo du 21 mai 1997, avant les élections législatives, un sondage interne au journal dévoilait : « À Charlie, neuf votent Vert, sept PCF, quatre s’abstiennent, un LO, un LCR et… deux PS. » Un personnage dessiné par Charb s’inquiétait déjà : « Deux PS ? Merde… je pensais pas que la droite avait infiltré Charlie [12]. » Une inquiétude ironique largement confirmée par la suite puisqu’une brève du 18 avril 2007 signale que « sur trente-huit collaborateurs de Charlie Hebdo : dix-huit votent Royal, neuf votent Voynet, trois votent Buffet, trois votent Besancenot, trois votent Bayrou, un vote Bové, un vote blanc. » Soient vingt-un collaborateurs qui votent à « droite » et seize à gauche. Charlie Hebdo de droite ? Oui, si l’on en croit Philippe Val lui-même, puisque ce dernier, en juin 1998 écrivait que « la vraie droite aujourd’hui, c’est le PS ». Neuf ans plus tard, le 9 février 2007, il lâche, « en aparté », chez Pascale Clark sur Canal + : « Je voterai pour le candidat de gauche le mieux placé. » Le mieux placé ? Comprendre Ségolène Royal.

— Consensuel. Sur les principales questions internationales, Charlie hebdo reproduit peu à peu les positions dominantes. Ainsi sur le Kosovo. Alors que, dans les années 1970, Cabu s’insurgeait « contre toutes les guerres » et collectionnait les procès intentés par l’armée, en 1999, il soutient, avec toute l’équipe de Charlie Hebdo, exception faite de Siné et Charb, l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo. Dans le n° 361 (19 mai 1999), en lieu et place de la chronique de Charb, un texte de Riss (qui, d’ordinaire, n’écrit pas) reproche même aux pacifistes d’être des collabos ! De même sur le Traité constitutionnel européen : si d’autres voix que celle de Philippe Val se font entendre, c’est lui qui conduit une campagne véhémente et caricaturale contre les partisans du « non » au référendum.

— Convenable. La normalisation du journal s’accompagne donc d’une réorientation de la ligne éditoriale. Celle-ci prend pour cibles prioritaires l’islamisme et le mouvement de contestation de la mondialisation libérale, généreusement amalgamés. Cette dérive a été renforcée avec l’arrivée en force de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, toutes deux en lutte contre l’« islamo-gauchisme ». Des positions qui plaisent. Ajoutez à cela, le procès des caricatures de Mahomet et, pour tout soutien, celui, sans risques, de causes très populaires – Ingrid Betancourt, Florence Aubenas, Ayaan Hirsi Ali, etc. On ne tarde pas à voir rappliquer les mondains, Bernard-Henri Lévy en tête. BHL adore les livres de Caroline et de Philippe, et c’est réciproque. Il est loin le temps où le philosophe des beaux quartiers, l’« Aimé Jacquet de la pensée », selon Val, était hebdomadairement croqué par Luz et raillé par Val. « Prononcer le nom de nos têtes pensantes – BHL, PPDA, Finkielkraut, Luc Ferry, Johnny Hallyday, Comte Sponville, Alain Minc… – dans un amphi d’université aujourd’hui, provoque à tous les coups une hilarité libératrice, écrivait alors le patron de Charlie Hebdo. […] Le film de BHL avec Alain Delon, promu par tous les médias, a fait un bide. Le livre de Bourdieu sur la domination masculine, promu par personne, fait un triomphe. Si ça ne vous rend pas joyeux au point d’éclater de rire, c’est que vous avez vraiment mauvais caractère [13]. » Charlie Hebdo est devenu convenable.

Libres aux journalistes de Charlie Hebdo et aux lecteurs d’approuver sans haut-le-cœur cette nouvelle « offre politique » et cette entrée par la petite porte dans la cour des « grands ». Mais force est de constater qu’il s’agit d’un détournement d’héritage qui n’a pas été sans conséquences.

Ce glissement politique de gauche à droite, de la paix vers la guerre et de la subversion vers l’orthodoxie s’est fait progressivement, mais sûrement. On voit ainsi disparaître, dans le silence quasi-général, des signatures talentueuses (Cyran, Camé, Boujut, etc.) au profit de plumes conventionnelles et/ou médiatiquement plus « reluisantes » : le dessinateur Joan Sfar, l’ex-patron de France Inter Jean-Luc Hees, Renaud Dély venant de Libération, Philippe Lançon du même quotidien, Anne Jouan du Figaro {et, entre autres}, le sociologue médiatique Philippe Corcuff (lui-même acculé à démissionner [14]).

— Respectable. Cette normalisation contribue à une notabilisation du journal que Philippe Val justifie comme un choix majeur en 2005 : « J’ai de la chance car j’ai en quelque sorte “hérité” d’un titre légendaire, que j’exploite. […] Son image est assez complexe et pas toujours porteuse. Son existence est légitime, mais son contenu pas toujours. C’est le paradoxe [15]. » Parmi les options destinées à dénouer ce paradoxe, celle-ci : « Légitimer le titre aux yeux des gens qui constituent le milieu de l’information et avec qui j’entretiens des rapports cordiaux. » (Souligné par nous.) Pour entretenir les « rapports cordiaux » avec les « gens » qui permettent de légitimer le titre, non seulement il faut émousser voire taire toute critique, mais il faut aussi surenchérir dans la dénonciation de la critique des médias. À quoi Philippe Val s’emploie dans ce même entretien, comme on peut le lire ici même sous le titre « Philippe Val, critique, stratège et... psychiatre », et dans l’ensemble de son œuvre [16].

Telle est la dure loi du « milieu de l’information » : les arrivistes doivent payer au prix fort leur arrivée.

— Déontologique. Au prix fort… En effet, l’évolution conjointe des positions politiques et du positionnement médiatique n’a pas été sans effet sur les pratiques journalistiques de l’hebdomadaire, et, au premier chef, de Philippe Val lui même : calomnies et mensonges (notamment sur Noam Chomsky), fausses rumeurs (par exemple sur le Forum social européen), diffamations de membres de l’Observatoire français des médias, refus des droits de réponse, que nous avons plusieurs fois relevés ici-même [17]

— Pacifié. De telles pratiques journalistiques, la normalisation du journal et les prises de position de Val, auraient pu, auraient dû, susciter réaction et rébellion à Charlie Hebdo, et l’exclusion de Siné aurait peut-être permis à ceux qui pensaient tout bas de sortir tout haut du rang. Il n’en a rien été. Même le rédacteur en chef adjoint du journal et (ex-)ami de Siné, Charb, est resté silencieux. Parce qu’il est celui qui semblait être le plus indomptable de tous, ses choix personnels, entre compromis et compromission, ont donc valeur d’exemple…

Charb a estimé, le 16 juillet 2008, que Siné avait porté « atteinte » – c’est un comble – aux « valeurs essentielles » de Charlie Hebdo. Le même Charb qui, dans sa chronique « Charb n’aime pas les gens » datée du 30 juillet 2008, écrit : « Personne n’a dit que Siné était antisémite […] parce que ça n’a jamais été le sujet du débat. Aurait-on travaillé durant seize ans avec un antisémite ? Moi, non. » Si cela n’a jamais été le sujet du débat, alors pourquoi Philippe Val, dans son éditorial du même jour se pose la question et ressort une affaire vieille de vingt-six ans ? « Antisémite, Siné ? Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais au lendemain de l’attentat de la rue des Rosiers, en 1982, c’est lui-même qui déclarait sur la radio Carbone 14 : “Je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer. Je vais faire dorénavant des croix gammées sur tous les murs… Je veux que chaque juif vive dans la peur, sauf s’il est pro-palestinien. Qu’ils meurent [18].” » Le prétendu antisémitisme de Siné, a bien été le sujet du débat à Charlie Hebdo et le prétexte de son exclusion.

Dans la même chronique, Charb écrit : « Val aurait cessé de publier les chroniques de Siné parce qu’il critiquait la politique d’Israël dans les territoires occupés, […] je serais parti du journal. » Cependant, dix ans auparavant, Siné a écrit une chronique sur le conflit israélo-palestinien, qui était passée à la trappe (n °319, 29 juillet 1998). Le libelliste a ensuite « semé » une version modifiée – plus courte et édulcorée – dans sa « zone » du 5 août 1998 (n° 320). Charb n’avait pas démissionné pour autant. Compromis indispensable ? [19]

De même, lorsqu’on rappelle à Charb ses positions sur les médias, celui-ci explique : « Je ne suis pas un spécialiste des médias. […] Quant au travail de Pierre Carles, l’affiche que j’ai faite pour son film ''Enfin pris ?', etc. Je ne renie rien et puis suivant ce que les uns et les autres sortent ou produisent … ça m’arrive de bien aimer leur boulot encore. Je n’ai pas changé de position là-dessus. Je n’ai pas l’impression que ce soit moi qui ai changé de position. C’est sûr qu’on ne me demande plus d’affiche pour Pierre Carles, mais enfin pourquoi pas ? » Pourtant, en 2004, quand Val s'en prend violemment à parti Serge Halimi, Charb regarde ailleurs, alors qu’il l’avait soutenu sept ans plus tôt [20].

Avant, Charb n’aimait pas les gens, mais maintenant, il a accepté, avec la pacification très relative de Charlie Hebdo, de monter les marches du festival de Cannes en compagnie de BHL et de Joffrin, de pérorer chez Ardisson ou de dessiner pour Marc-Olivier Fogiel… et, finalement, de renvoyer Siné.

Siné s’est toujours rangé du côté des « damnés de la terre », des « insoumis » et des « dominés », et toujours contre « tous les curés » et « les connards » du monde entier. Prendre prétexte d’une phrase pour le virer de Charlie Hebdo est donc lourd de signification. Relisons-là (une dernière fois) : « [Jean Sarkozy] vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! » Aurait-elle suscité tant de haine et tant de passion si Siné avait écrit : « [Jean Sarkozy] vient de déclarer vouloir se convertir à l’Islam avant d’épouser sa fiancée, musulmane , et héritière des puits de pétrole d’Arabie Saoudite. Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! » ? Aurait-on vu les BHL, Adler, Bruckner, Badinter, Wiesel, Delanoë, Voynet et consorts prendre leur plume et signer dans Le Monde un texte contre Siné [21] ? Non et non. Il n’était pas question de religion, mais simplement d’opportunisme. Les bien-pensants n’ont rien compris.

En 1981, Siné écrivait dans Charlie Hebdo, une phrase qui résume assez bien ses parti-pris : « J’aime le pognon mais pas les riches, j’aime la paix mais je suis prêt à tuer, […] j’aime les juifs pas Israël, les arabes pas les émirs, les prolos pas le PC. » À près de 80 ans, celui qui avait fondé Siné Massacre pendant la guerre d’Algérie (dont la maquette inspira l’hebdo Hara-Kiri, sept ans plus tard) et qui a créé L’Enragé en mai 1968, s’apprête à sortir un nouveau journal. Son nom ? Siné Hebdo, naturellement.

Et Charlie Hebdo ? De Charlie Hebdo, il ne reste que le titre…

PS (2 janvier 2019) :

Sous la férule de Philippe Val, Charlie Hebdo connaît une involution conformiste, voire réactionnaire, et des pratiques journalistiques indignes – qu’il fallait souligner. Après le départ du rédacteur en chef pour la direction de France Inter en mai 2009, c'est un journal sans âme que Charb et Riss reprennent. Ils lancent une nouvelle ligne éditoriale : plus de dessins, moins de textes ; et dans l’idée d’en faire un hebdomadaire qui « ne sera plus associé à Val, explique alors Charb. On a envie de renouer avec ce qui nous rassemble : le goût de la satire [22]. » Dans les années qui suivent, Charlie Hebdo sera peu lu – moins de 50 000 exemplaires vendus par semaine. Et il subira trois attaques. La première, matérielle, après l’annonce d’un numéro sous-titré « Charia Hebdo » : dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, un incendie criminel détruit ses locaux. La deuxième, numérique, contre son site Internet, le jour de la sortie d'un numéro titré « Les intouchables 2 », qui publie des caricatures de Mahomet. Et la troisième, meurtrière, le 7 janvier 2015. Les survivants ont relancé Charlie Hebdo. Tant mieux.

Mathias Reymond

Texte initialement paru sur Acrimed, le 8 septembre 2008.

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : « Au nom de la démocratie, votez bien ! » Retour sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et 2017.

Notes
  • 1.

    Seuls Tignous et Willem ont signé la pétition de soutien à Siné. Michel Polac et Cavanna semblent également avoir été réticents à l’exclusion de Siné mais se sont soumis, sans mettre leur démission dans la balance.

  • 2.

    « Les dessous coquins deLa Grosse », La Grosse Bertha, 29 août 1992, initialement paru sur Presselibre.net et reproduit sur le site « Le Blog de Philippe V., éditorialiste martyr ».

  • 3.
  • 4.

    Charlie Hebdo, 1er juillet 1992.

  • 5.

    Merci au correspondant qui nous a signalé l’omission de cet adverbe qui, lisible sur la vidéo, nuance le sens de la phrase (Acrimed, 17 août 2009).

  • 6.

    « Charlie Hebdo se fait Hara-Kiri », montage de Pierre Carles, disponible en ligne surDailyMotion, 2008.

  • 7.

    Delfeil de Ton, « Cabu et Val, duettistes », Le Nouvel Observateur, 14 août 2008).

  • 8.

    Yves-Marie Labé et Dorian Saigre, « De la bande de copains à l'entreprise prospère »,Le Monde, 30 juillet 2008.

  • 9.

    Citéibid.

  • 10.

    Delfeil de Ton, « Cabu et Val, duettistes », art. cité. Cette version des faits est contestée par Cabu et Val dans un long droit de réponse (publié, lui, à la différence de certains qui sont adressés à Charlie Hebdo) paru le 4 septembre dans Le Nouvel Observateur 

  • 11.

    . Le texte de Val (et Cabu) est contestable en plusieurs points, sur lesquels nous ne reviendrons pas non plus. D’ailleurs, Delfeil de Ton maintient l’essentiel de sa version.

  • 12.

    Cité parLe Plan B, juin 2007.

  • 13.

    « Les BHL se rebiffent »,Charlie Hebdo, 23 septembre 1998.

  • 14.

    Corcuff prend soin de préciser : « Mon départ ne change rien à ma solidarité avec la rédaction en général et avec Philippe Val en particulier face aux insultes répétées et aux informations erronées [lesquelles ?] diffusées parPLPL. » Conformément à ce type d’engagement, Corcuff s’est courageusement abstenu de défendre Siné, préférant travailler « du côté des tonnelles ombragées de notre mélancolie politique ». Lire Philippe Corcuff, « Périls sur l’antiracisme en France (IV) : du Proche Orient à l’“affaire Siné” », sur le blog de l'auteur – pour les moins courageux, se rendre directement au « Post-scriptum sur l’“affaire Siné” (6 août 2008) ».

  • 15.

    Philippe Val, entretien accordé au magazineTOC en février 2005.

  • 16.

    Lire Mathias Reymond, « Philippe Val : la critique radicale des médias alliée du grand capital », Acrimed, 13 juillet 2006 ; Henri Maler, « Philippe Val recycle son éditorial purificateur sur France Inter », Acrimed, 14 février 2004 ; Henri Maler, « Philippe Val, épurateur chronique », Acrimed, 7 janvier 2004 ; Serge Halimi, « Droit de réponse à Philippe Val, psychiatre, historien et patron de presse », Acrimed, 26 décembre 2003 ; Henri Maler, « Philippe Val se charge de l’épuration de l’Observatoire français des médias », Acrimed, 25 décembre 2003.

  • 17.

    Échantillon : Henri Maler et Mathias Reymond, « Philippe Val, propagateur de calomnies et docteur ès déontologies », Acrimed, 10 avril 2007 ; suivi de Henri Maler, « Philippe Val sur France Inter : un récital de mensonges et de calomnies contre Chomsky », Acrimed, 17 décembre 2007 ; Élisabeth Moineau et Henri Maler, « Elle court, elle court la rumeur », Acrimed, 25 octobre 2004 ; suivi de Henri Maler, « Charlie Hebdo court après les rumeurs qu’il répand », Acrimed, 5 novembre 2004.

  • 18.

    Sur cette affaire, Siné, qui s’était excusé le plus sobrement possible, s’explique sur Rue89,« Siné et l'antisémitisme ».

  • 19.

    Le positionnement (stratégique ?) de Charb dans le renvoi de Siné n’est-il pas dû au projet d’éditions qui anime l’équipe deCharlie ? La société d’éditions Les Échappés, qui compte comme actionnaires principaux Riss, Luz, Catherine et Charb, et dans une moindre mesure Val et Cabu, aurait-elle pu voir le jour si Charb était allé au charbon et avait soutenu son « pote » Siné ? « Cela n’a rien à voir, la maison d’éditions, c’est un truc marginal par rapport à mon rôle dans Charlie Hebdo », répond-il.

  • 20.

    Lire Henri Maler, « Philippe Val se charge de… », art. cité et le droit de réponse de Serge Halimi, « Droit de réponse à Philippe Val… », art. cité.

  • 21.

    « Soutien d'une vingtaine de personnalités à Philippe Val », Le Monde, 1er août 2008.

  • 22.

    Cité dans «Charlie Hebdo après le départ de Philippe Val », Les Inrockuptibles, 18 juin 2009.