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La satire doit-elle avoir des limites ?

Limiter le droit de moquer, comme l'exigent les nouveaux censeurs, c'est renoncer à l'universalisme au profit du relativisme.

Le satiriste est très exposé. Quand on ne l'accuse pas de ricaner ou d'insulter, on entend lui rappeler que son art a des limites. Entre censeurs violents et censeurs soft, il n'en mène pas large. Mais qu'est-ce qu'une satire et quelles sont, s'il y en a, ses limites ?

La satire n'est pas seulement un type d'écrit qui raille ou moque des individus ou des groupes. C'est un genre ancien et noble, qui a pour but, comme la comédie, de corriger les mœurs, mais d'un rire le plus souvent sarcastique et offensif. Le satiriste, de Juvénal (Ier-IIe siècle) à Jonathan Swift (1667-1745), est un moraliste qui entend confronter les conduites d'une époque à des valeurs et à des idéaux. Mais le satiriste pratique l'ironie et le langage oblique. Aussi son message en est-il souvent brouillé : d'un côté il a l'air de moraliser et de donner des leçons, de l'autre, par ses excès, il a l'air de ne pas croire aux valeurs qu'il est supposé promouvoir.

Ainsi les satires de Jonathan Swift, censées défendre la religion chrétienne, la décence morale et la justice, menacent ces idées par leur usage de la scatologie, du sarcasme et de l'antiphrase violente : « Mangeons les enfants pour éviter les famines ! », ou encore : « Abolissons le christianisme ! »

L'exercice est dangereux : les satiristes doivent souvent user de pseudonymes pour échapper à la censure ou à la prison. Du coup s'opère un curieux retournement : alors qu'il était supposé défendre des valeurs, il court le risque d'être interprété comme leur fossoyeur et d'attenter aux bonnes mœurs. Ces problèmes affectent encore plus le caricaturiste, car le dessin, même quand il est ironique, semble communiquer encore plus directement son message que les mots.

Le satiriste classique était supposé mettre sa plume ou son crayon au service des valeurs universelles de vérité, de justice, de raison et de liberté de conscience, en affrontant les censeurs qui y voient au contraire des atteintes à l'ordre social, à l'autorité et à la religion.

Mais nous avons à présent affaire à un nouveau type de censeur : le censeur relativiste et postmoderne, qui nous dit que les valeurs prétendues universelles et éternelles auxquelles fait référence la satire sont locales et contextuelles. La satire est tolérable au sein des cultures, mais elle ne peut s'exporter sans choquer les membres des autres cultures. Elle doit donc avoir des limites et respecter des normes de décence, d'autant plus qu'Internet a créé un monde global où tout passe très vite d'un continent à l'autre, et où les provocations s'exaspèrent.

Jonathan Swift ou Voltaire ne feraient pas rire les Persans ou les Chinois. A fortiori les satiristes de Charlie Hebdo. Ils auraient mieux fait de se taire ou de tempérer leurs ardeurs polémiques. Les néocenseurs nous disent que cela ne remet pas en cause le droit à la liberté d'expression mais l'usage qu'on peut en faire. Autrement dit, faites rire, mais pas trop, et surtout pas de la religion. Si on appliquait ces principes, ce seraient Mahomet et Voltaire, mais aussi Zadig et même Candide qui seraient interdits.

L'Oxford University Press vient d'interdire à ses auteurs de faire allusion à tout ce qui peut se rapporter au porc. Ces éditeurs croient-ils les musulmans assez stupides pour s'offenser de la publication des Trois Petits Cochons ? Il est certes difficile de faire de l'ironie avec un idiot. Doit-on prendre pour autant tout le monde pour un imbécile ?

L'argument du néocenseur est curieux. Selon lui, la satire de Jonathan Swift dans La Modeste proposition (1729) cesse de porter quand elle change de contexte culturel et passe d'un univers dont les valeurs sont chrétiennes à un autre où ce sont celles de l'islam. Veut-il dire dans le second que manger des enfants est normal ? Et où doit-on s'arrêter dans la critique des valeurs ?

Les censeurs new-look voudraient que le satiriste soit un sceptique en matière de morale, qui ne croit pas aux valeurs universelles. Ils se trompent, car les meilleures satires sont celles qui sont au service, non pas des valeurs sociales et contextuelles, mais de celles qui transcendent les lieux et les époques. Demander et exercer le droit à la liberté contre l'autorité abusive, à la vérité contre le mensonge et la dissimulation, à la justice contre ceux qui la bafouent, ce n'est pas revendiquer des valeurs « locales » mais des valeurs que tout le monde respecte et aimerait voir respecter. Le blogueur d'Arabie saoudite condamné à mille coups de fouet ne défendait pas des valeurs « contextuelles » .

La liberté d'expression n'est pas une valeur en deçà des Pyrénées et une non-valeur au-delà. Le seul risque que devrait courir le satiriste est celui de ne pas être drôle ou de ne pas être assez subtil. S'il faut le corriger, c'est seulement quand il oublie le conseil de Lichtenberg : « Ne pas juger les hommes sur leurs opinions mais sur ce que leurs opinions ont fait d'eux. »

Pascal Engel

Texte initialement paru dans Le Monde le 25 février 2015.

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.