Au jour le jour

Dieu boit-il du Coca-Cola ?

Il y a des écrivains que leur succès même condamne. Parce qu’ils ont une fois contribué à écrire la légende de leur siècle, on se sent délicieusement autorisé à les méconnaître.

Si tout le monde sait à peu près ce que signifie le terme « kafkaïen », cela n’implique assurément pas que tous aient fréquenté les escaliers, paliers et antichambres du procès.Dr Jekill and Mister Hyde fait écran au Club des suicides [1]. Quant à la « madeleine de Proust », il n’est pas absolument évident qu’elle ait fortement incité à retrouver le temps perdu au long de milliers de pages. Ce qui est regrettable. Parce que si, bien sûr, on peut vivre sans Kafka, Stevenson ou Proust, il n’empêche qu’on vit moins bien.

Sinclair Lewis a écrit Babitt en 1922, bientôt un siècle après, on en est toujours si peu remis qu’on ne se demande guère si, par accident, il n’aurait pas aussi écrit autre chose. Babitt fut une sensation avant d’être une vague référence. Car Sinclair Lewis manquait de douceur dans son évocation des rêves, plaisirs et tourments de la moyenne bourgeoisie américaine. Sinclair Lewis eut le prix Nobel, et les États-Unis considérèrent que c’était quasi un geste antiaméricain. La plupart de ses livres suscitaient polémiques et scandales, c’était épatant. Pourtant, de ce bruit et de cette fureur, aujourd’hui nous ne connaissons plus rien, et quand nous lisons Babitt, c’est plus avec le sentiment de remplir notre devoir face aux exigences d’une culture moyenne qu’avec l’excitation de prendre parti dans une polémique. Bien sûr.

En revanche, la découverte d’Elmer Gantry (1930) est assez saisissante. On connaît le plus souvent le film qui en a été tiré, par Richard Brooks, avec un Burt Lancaster irrémédiablement sexy et une Jean Simmons affolante de candeur maligne. Mais le livre même est si excessif, si ravagé, qu’on ne pense même plus à faire la comparaison. Et du coup, on comprend pourquoi les Américains ne décernaient pas précisément la palme du mérite patriotique à Lewis.

Il s'agit là, en effet, d’une charge tonitruante contre les valeurs suprêmes made in USA. Dieu, la morale puritaine et le dollar. Elmer Ganty est un grand jeune homme costaud, qui est plus porté sur les femmes que sur la religion, mais un jour il se rend compte que devenir preacher a quelques avantages – ça peut payer, et on est également au cœur du vrai pouvoir : ce qui vous fait adorer. Elmer a très envie d’être riche et célèbre. Mais il comprend également que, pour cela, il ne convient pas d’être discret, correct et probe. Il sera donc un salaud systématique, ad majorem dei gloriam, et peu importe que Dieu existe ou non, puisque Elmer est son prophète.

Le pis, évidemment, c’est qu’Elmer n’est pas totalement antipathique. Il a de la santé, il a même, parfois, de l’astuce, et, mieux encore, s’offre par très brefs moments des états d’âme. Mais l’essentiel reste toujours de réaliser le rêve américain : réussir, quoi qu’il en coûte aux autres, évidemment. L’Amérique, chez Lewis, est un cauchemar plein de vitalité. Son roman est énorme, teigneux, et parfaitement jubilant. Lewis ne donne pas dans la nuance, il s’épanouit dans la fresque, l’épopée BD, méchante, rigolarde. Par les temps qui courent, ça fait le plus grand bien, ce genre de descente en flammes joyeuse, puisque aujourd’hui, à ce qu’il semble, l’idéologie du succès, de la rentabilité à tout, prix s’installe avec impudeur, puisque la réussite vous pare automatiquement d’une séduisante auréole et vous fait crédit d’intelligence et de puissance morale, il est bon de lire Elmer Gantry.

Il est bon également de regretter l’absence contemporaine de semblables entreprises. Car, somme toute, tout ce qui put contribuer à lézarder cette conviction surprenante que l’argent fait le mérite est souhaitable. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Elmer Gantry n’est pas seulement une excellente idée, c’est aussi un grand roman, brasseur, secouant, nerveux. D’autant plus torpillant qu’il est tout mélangé et divagant. Évidemment.

Il va de soi que Sinclair Lewis devait de temps en temps se sentir quelque peu seul et mélancolique. C’est cette part d’ombre qui se déploie dans Sam Dodsworth (1929). Ce n’est plus là seulement une démolition sauvage de ce que représente l’american way of life. Lewis ici donne forme à ce qui est réduit au silence dans une vie de citoyen responsable, fier de son compte en banque et de ses diverses acquisitions. C’est désormais l’histoire de l'après-succès, de la pause après l’effort. Sam Dodsworth a presque cinquante ans, et il est notable. Il a réussi, il a un nom et de l'argent, il aime sa femme et ses enfants, il est à ce qu’il semble indestructible. Mais il s’arrête. Il part pour l’Europe avec sa femme. Et toutes ses convictions, ses habitudes vont se fissurer. Il y a de l'émotion à entendre les craquements d’un déséquilibre et les bruissement d’une déconstruction précaire et bordée de désespoir.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 7 février 1986, p 49.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique (en charge des pages « Culture » depuis 2012), dernier livre paru, L'Almanach des réfractaires (Finitude, 2016).

Notes
  • 1.

    Recueil de nouvelles du même Robert Louis Stevenson. [ndlr]