Au jour le jour

Réflexions sur la « gauche identitaire »

Dans l’introduction de mon livre sur l’Histoire populaire de la France, j’ai affirmé que « le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par des porte-parole des minorités […] qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires »…

Il suffit de consulter la bibliographie des articles et des ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu du bien fondé de cette remarque. Toutefois, je ne voudrais pas que ce constat puisse servir à alimenter les polémiques opposant ceux qui défendent les « minorités » et ceux qui parlent au nom des « classes sociales » car il s’agit-là d’un exemple typique d’une actualité qui devrait être « reproblématisée » en mobilisant les outils qu’offrent les sciences sociales.

Pour illustrer mon propos, je partirai de la polémique publiée dans le journal Le Monde du 1er octobre 2018 sous le titre « La gauche s’occupe-t-elle trop des minorités ? », où s’affrontent deux éminents universitaires : Marc Lilla, professeur de sciences humaines à l’université de Columbia (New York) et Éric Fassin, professeur de sociologie à l’université de Paris 8.

Dans son texte, Marc Lilla reprend les principaux arguments qu’il a développés dans un livre, récemment traduit en français sous le titre La Gauche identitaire (Stock, 2018). Selon lui, la gauche américaine a abandonné la classe ouvrière au profit des minorités. Stratégie suicidaire sur le plan électoral car les porte-parole de ces minorités se contentent de mener des luttes pour la reconnaissance publique de leur identité sans se préoccuper du bien commun. Lilla poursuit en affirmant que les universités américaines sont devenues des théâtres pseudo-politiques sur lesquels se jouent constamment des mélodrames moralisateurs. Contre cette logique identitaire qui n’est, à ses yeux, que du « reaganisme pour gauchistes », il plaide pour un retour à une stratégie inspirée du New Deal de Roosevelt, susceptible de rassembler toutes les forces populaires du pays autour d’un même programme politique.

Éric Fassin lui répond en affirmant que cette façon de dénoncer les minorités réactive les polémiques du « politiquement correct » que les néo-conservateurs ont développées dès les années 1990 contre les forces progressistes. Fassin ajoute que les critiques de Lilla reflètent, en réalité, une exaspération personnelle à l’égard de ses collègues de l’université de Columbia, qu’il prend pour le centre du monde. Ce « biais ethnocentrique », doublé d’une « illusion sociologique », conduirait Lilla à opposer le « social » et le « sociétal » au lieu de les combiner. Fassin estime qu’une démarche visant à se mettre à l’écoute de la droite ne peut pas remplir un programme de gauche. À ses yeux, la principale menace qui pèse sur le rassemblement de toutes les forces vives de la société, c’est que trop de gens aujourd’hui s’accommodent des discriminations que subissent les minorités. Ne pas en parler, pour se focaliser sur les questions sociales, c’est finalement faire le jeu de l’extrême droite, car c’est elle qui oppose les classes populaires et les immigrés.

Ce qui frappe dans cette polémique, c’est tout ce qui est « mis à l’écart de la discussion » (pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu) par les deux interlocuteurs. Bien qu’ils soutiennent des points de vue en apparence radicalement opposés, ces deux universitaires partagent le même langage – sinon leur polémique elle-même ne serait pas possible. Ce langage, c’est celui des intellectuels critiques. Ce sont des universitaires qui interviennent dans le champ politique au nom de leur compétence savante (sinon on ne voit pas pourquoi ils pourraient s’ériger en porte-parole de telle ou telle cause puisqu’ils n’ont été élus par personne). Mais dans le même temps, c’est le vocabulaire et les préoccupations du champ politique qu’ils mobilisent pour énoncer leurs divergences. Tout le débat est développé à partir d’entités collectives (minorités, gauche, droite, classe ouvrière, etc.) et l’expression des désaccords prend la forme d’une dénonciation politique de l’adversaire. Pour Mark Lilla, les universitaires comme Éric Fassin font du « reaganisme gauchiste », alors que, pour Fassin, Lilla cautionne le « politiquement correct » des réactionnaires.

Les intellectuels qui abordent de cette façon les questions d’actualité ont une forte visibilité dans les médias car leur langage est en phase avec ce qu’attendent les journalistes. Cela ne signifie pas, évidemment, que tous les protagonistes soient traités de la même manière. Si l’ouvrage de Mark Lilla a été d’emblée encensé par le Figaro et par d’autres journaux de droite c’est parce que sa critique de la « gauche identitaire » permet de dénoncer une fois de plus les méfaits du « communautarisme ». Face à ce pôle dominant se dresse le pôle dominé (Médiapart, Libération, etc.) lequel ouvre largement ses colonnes aux universitaires qui (à l’instar d’Éric Fassin) prennent la défense des minorités.

Ce genre de polémiques marginalise, et rend même inaudibles, celles et ceux qui souhaitent aborder les questions d’actualité tout en restant sur le terrain de la recherche scientifique. Le fait même d’essayer de comprendre ou d’expliquer les problèmes sociaux en se tenant à distance des jugements de valeur est devenu quasiment impossible dans l’espace public car le vocabulaire savant est aussitôt retraduit dans un sens normatif afin de discréditer celui qui l’utilise.

J’en ai fait moi-même l’expérience à plusieurs reprises, notamment après la publication de mon livre Le Creuset français (Seuil, 1988). Dans un ouvrage publié par les Presses de Sciences Po en 1994, Françoise Lorcerie, chercheuse au CNRS, n’avait pas hésité à me ranger dans la catégorie des penseurs « nationalistes républicains » aux côtés de Patrick Weil, Dominique Schnapper, etc. [1]

La recherche que j’avais présentée dans ce livre partait du principe qu’on pouvait appréhender l’État-nation français comme un groupe social afin d’analyser la manière dont les vagues successives d’immigrants s’étaient intégrés (ou non) dans ce groupe. Condamner ce type d’approche socio-historique en mobilisant une insulte politique (nationalisme) illustre un type de polémiques auxquelles j’ai toujours refusé de répondre, fidèle en cela à la morale que m’a enseignée Michel Foucault $Lire Gérard Noiriel, « Reproblématiser l’actualité ».$. Sans insister pour le moment sur ce point, je me contenterai de souligner que si les penseurs pressés d’incriminer le nationalisme des autres étaient logiques avec eux mêmes, ils ne devraient plus écrire en français (ni dans une autre langue « impérialiste ») car la langue est le principal facteur qui structure les identités nationales.

Cette manière de discréditer un argument en lui attribuant des effets politiques est la conséquence malheureuse du slogan « Tout est politique » (qui illustre une confusion entre « la politique » et « le pouvoir »), qui s’est imposé à partir de Mai 68, notamment dans les universités. La popularité de ce slogan dans le monde intellectuel peut s’expliquer, me semble-t-il, par deux grands facteurs : le premier résulte d’une prise de distance des universitaires à l’égard des partis politiques (et en premier lieu à l’égard du PCF). Le second facteur tient au désenchantement qui a suivi la mobilisation des campus au cours des années 1970. Confrontés à leur impuissance politique, les intellectuels ont résolu magiquement le problème en jouant sur le seul registre où ils exerçaient un pouvoir réel : celui du langage. Si « tout est politique », alors la moindre critique publiée dans une revue confidentielle peut être prise comme un acte politique, sans même avoir besoin de sortir de son bureau.

En s’accusant mutuellement de faire le jeu de l’extrême droite, Lilla et Fassin sont finalement d’accord sur l’importance politique de leur propre discours. Pourtant, la réalité n’a cessé d’apporter des démentis à cette croyance. La progression constante depuis la fin des années 1980 des forces conservatrices qu’ils dénoncent tous les deux ne les a jamais incités à s’interroger sur ce point. Éric Fassin pointe à juste titre « l’ethnocentrisme » de Lilla, obnubilé par ses querelles universitaires, mais il ne nous dit rien sur les biais « ethnocentristes » de son propre discours. Il préfère cultiver la posture du savant retranché dans une « citadelle imprenable » qui refuse toute forme d’interrogation auto-critique en la dénonçant comme une concession coupable à l’égard de l’ennemi.

Quand on y regarde de près, on voit bien que les divergences qui sont présentées comme des désaccords politiques sont en réalité surtout des clivages qui concernent la définition même des sciences sociales et de leur rôle civique. Les sociologues ou les socio-historiens de mon genre refusent de construire leur raisonnement à partir des entités collectives qui peuplent la scène publique car l’objet même de la science qu’ils pratiquent exige qu’ils déconstruisent ces entités pour retrouver les individus (les « atomes élémentaires » de la recherche disait Max Weber) et les liens qu’ils tissent entre eux. D’un point de vue scientifique, la question principale n’est pas de savoir comment s’y prendre pour favoriser les alliances entre « classes » et « minorités » mais de montrer comment se combinent les différents facteurs qui façonnent l’identité des personnes et les liens qu’elles tissent entre elles. On ne peut comprendre ces processus sociaux qu’en réalisant de longues recherches empiriques : enquêtes de terrain, travail d’archives, etc. Le concept d’« intersectionnalité » qui permet selon Eric Fassin de « penser l’articulation du sexe, de la race et de la classe » est à mes yeux une régression par rapport aux principes fondateurs de la sociologie. Il ne suffit pas de combiner, en effet, trois entités réifiées pour rendre compte de la complexité des réalités sociales.

Dans le même numéro du Monde, Éric Fassin ajoute : « En France on aime croire qu’il faudrait choisir : les ouvriers ou les minorités », mais paradoxalement la définition qu’il donne lui-même des « minorités » (fondée sur le critère de l’« expérience de la discrimination ») tombe sous le coup de sa critique. Cette définition occulte en effet les discriminations sociales qui touchent ceux qui peuvent avoir la bonne couleur de peau mais qui sont interdits bancaires, qui sont stigmatisés parce qu’ils cumulent les échecs scolaires, parce qu’ils ne s’expriment pas dans la langue légitime, etc. Plutôt que choisir entre les ouvriers et les minorités, on devrait partir du constat que les discriminations sont une expérience vécue affectant à la fois les classes populaires les plus démunies et les minorités. Et lorsqu’on s’intéresse aux individus et non aux entités réifiées, on voit tout de suite que les classes et les minorités ne forment pas des blocs séparés car la majorité des personnes qui font partie des minorités appartiennent aussi aux classes populaires. La conclusion qu’on peut tirer de ces constats est que les individus des milieux populaires qui sont issus des minorités subissent les discriminations les plus fortes car ils cumulent les formes de rejet liés à leur classe et à leur origine.

Élargir la définition des discriminations pour y inclure le critère de classe serait beaucoup plus efficace que les leçons de morale pour créer de la solidarité entre les différentes catégories d’exclus. Quand Éric Fassin affirme que « la violence à l’égard des Noirs et des Arabes est l’affaire de tous », on ne peut qu’être d’accord en tant que citoyens engagés dans la défense des droits humains. J’ai évidemment beaucoup de respect pour toutes celles et tous ceux qui consacrent une grande partie de leur temps libre à défendre tous les « damnés de la terre ». Depuis le début des années 1970, époque où j’étais étudiant, j’ai moi-même participé à une multitude de combats de ce type et je les poursuis aujourd’hui. La réflexion que je livre aujourd’hui n’a donc nullement pour but de discréditer ces engagements, mais d’ouvrir une réflexion en forme de bilan, et en partie auto-critique, sur les acquis et les limites de ce type de militantisme intellectuel.

Croire que les « Blancs » deviendraient solidaires des « Noirs » et des « Arabes » parce qu’ils compatissent à leurs malheur est une vision angélique de la société. Les nombreuses recherches développées depuis le début des années 1980 par les sociologues aboutissent à des constats beaucoup plus pessimistes. Le délitement du tissu social a laissé le champ libre aux haines identitaires qu’elles soient islamophobes, antisémites ou autres. Si nous voulons comprendre le processus qui conduit les dominés à s’affronter entre eux en pérennisant ainsi les formes de domination qu’ils subissent, il faut nécessairement prendre du recul par rapport à l’actualité et parfois même accepter de se replier dans sa « tour d’ivoire » afin d’éviter que la classe dominante exploite nos analyses pour alimenter ses discours réactionnaires.

La critique d’Éric Fassin concernant ceux « qui aiment choisir entre les ouvriers et les minorités » s’adresse aussi aux universitaires qui considèrent – et c’est mon cas – que la classe sociale est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés. Je reviendrai plus longuement sur cette question dans un blog ultérieur. Pour le moment, je me contenterai d’un seul exemple pour justifier ce point de vue. Il concerne la représentation des intérêts sociaux et sociétaux dans l’espace public. Je pense que le critère socio-professionnel est le plus déterminant car c’est celui qui commande en dernière instance l’accès à la parole publique. Les femmes, les minorités ethniques ou sexuelles ont des porte-parole qui proviennent de leur propre communauté car il existe parmi elles des gens qui possèdent le capital culturel et/ou scolaire leur permettant de défendre leur cause en public. Ce qui n’est pas le cas des classes populaires car elles sont exclues, par définition, de la culture politique légitime. Comme je le souligne dans mon livre sur l'Histoire populaire de la France, le drame du mouvement ouvrier, notamment dans sa version communiste, s’explique en bonne partie par la nécessité dans laquelle il a été placé de créer une bureaucratie de permanents qui s’est formée pour devenir capable de participer au jeu politique. Souvent issue des milieux populaires, cette bureaucratie a fini par les dominer tout en parlant au nom de la classe ouvrière. L’effondrement du mouvement communiste a transformé les ouvriers en « classe-objet », au même titre que les paysans étudiés par Pierre Bourdieu. Privés de représentants issus de leurs propres rangs, ils ont quasiment disparu de la scène publique. À tel point qu’aujourd’hui, bien que les ouvriers forment encore 20 % de la population active, aucun d’entre eux ne siège sur les bancs de l’Assemblée nationale. À quelques exceptions près, les employés (27 % des actifs) subissent le même genre de discriminations. Le paradoxe de notre société est donc le suivant : les citoyens les plus nombreux, ceux qui décident par leur vote de l’avenir de notre État national, sont également ceux qui sont exclus de l’espace public.

Cette injustice massive n’a jamais été vraiment dénoncée par les adeptes de l’« intersectionnalité ». Surtout préoccupés par les discriminations liées au genre et à la race, ils ont rajouté tardivement la classe, mais sans en faire un véritable enjeu de luttes. Cette occultation de la domination sociale résulte, pour une large part, de l’écart qui sépare la réflexion théorique et la pratique. Le champ politique n’obéit pas, en effet, aux mêmes règles que l’analyse de discours. Un chercheur peut combiner « sur le papier » de multiples critères et fabriquer ainsi des classes, des groupes ou des communautés. Mais pour que ces catégories abstraites puissent prendre place dans l’espace public, il faut qu’elles soient transformées en personnages (ou en « quasi-personnages » pour reprendre un terme de Paul Ricœur). J’ai montré dans Une histoire populaire que c’est à la fin du XIXe siècle, au moment où s’impose en France la démocratie parlementaire, que ce processus s’est mis en place. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire du théâtre sert, aujourd’hui encore, à décrire le jeu politique. Il s’agit d’une représentation du monde social, sur une scène où s’agitent des acteurs jouant leur rôle et racontant des histoires dont ils sont les héros, défendant des victimes en affrontant des ennemis irréductibles. C’est à cette époque que naissent les partis politiques, lesquels doivent mobiliser leurs adhérents et leurs électeurs en prenant en charge leurs intérêts, mais aussi en faisant vibrer la corde émotionnelle. L’identification des citoyens aux personnages qui s’activent sur la scène publique devient alors l’un des principaux leviers pour mobiliser les masses.

Le problème, c’est que ces personnages sont construits à partir d’un seul critère identitaire. Dès la fin du XIXe siècle, la droite et l’extrême droite ont privilégié le critère national (le « nous Français »), alors que la gauche et l’extrême gauche ont privilégié le critère social (le « nous ouvriers »). Opposer des partis « identitaires » à des partis qui ne le seraient pas est donc erroné d’un point de vue sociologique car toute forme de groupement à caractère politique suppose un travail identitaire. C’est pour cela que j’ai distingué dans mon livre des identités latentes (celles que nous combinons tant que bien que mal dans notre vie privée) et des identités mobilisées, sélectionnées et transférées sur la scène publique par des porte-parole qui parlent au nom du groupe qu’ils ont contribué à créer. La gauche a donc toujours été « identitaire ». Mais ce qui a changé au cours du temps, ce sont les critères sélectionnés par les porte-parole des organisations de gauche pour faire l’objet d’une politisation.

Je ne connais pas suffisamment le contexte américain pour en parler sérieusement, mais j’ai décrit ce processus à propos du parti socialiste français. En 1983-1984, deux ans à peine après la victoire de François Mitterrand, la gauche de gouvernement s’est convertie au libéralisme en rejetant la lutte des classes. Ce virage a pris une forme spectaculaire quand le Premier Ministre, Pierre Mauroy, a dénoncé la grève des travailleurs immigrés de l’automobile en affirmant qu’elle était téléguidée par l’ayatollah Khomeiny. C’est à ce moment-là que l’expression « travailleur immigré », qui avait été forgée par le PCF dès les années 1920, a été abandonnée au profit d’un vocabulaire ethnique, en rupture avec la tradition républicaine (ainsi le mot « beur » pour désigner les jeunes Français issus de l’immigration algérienne ou marocaine). On est passé alors de la première à la deuxième génération, de l’usine à la cité et les revendications socio-économiques ont été marginalisées au profit de polémiques identitaires qui ont fini par creuser la tombe du parti socialiste.

Gérard Noiriel

Texte initialement paru le 29 octobre 2018 sur le blog de l'auteur « Le populaire dans tous ses états ».

Du même auteur, vient de paraître, Une histoire populaire de la France De la guerre de Cent Ans à nos jours.

Notes
  • 1.

    Françoise Lorcerie, « Les sciences sociales au service de l’identité nationale »,in Denis-Constant Martin, (dir.), Cartes d’identité. Comment on dit « nous » en politique ?, Presses de la FNSP, 1994, p. 245-281).