Au jour le jour

Le sens de la vie, mardi prochain

Contrairement à ce qu'on pense souvent, la science-fiction, c'est difficile. Comme le rock, d'ailleurs. Sous prétexte qu'elle s'épanouit souvent dans des collections de poche, sous des couvertures aguichantes, et qu'elle fait partie de la « littérature populaire », si tant est que cela existe encore, on se dit, livres pour les masses, ou les jeunes, divertissement futile, et de surcroît tordu, à dégager.

Évidemment, on mélange gaiement avec l'anticipation, mais qu'importe. La SF de ces années-là, la décennie 1980, batifole dans les possibles survoltés du crâne humain. Ce qui l'intéresse le plus vigoureusement, c'est, tout bêtement, le sens de la vie, mardi prochain.

Le sens de la vie, mardi prochain, on en a déjà une petite idée : grandes villes, supranationalité, ordinateurs dans tous les coins, et comment on fait pour payer le loyer puisque les allocations chômages sont supprimées ? Seulement, la SF ne pratique pas le reportage sociologique. Elle considère avec sérieux toutes ces données, et elle va jusqu'au bout des cauchemars qu'elles peuvent très légitimement engendrer.

Alors, évidemment, ça se complique. Parce que tout ce que le sens commun nous fait apparaître comme allant de soi, tout ce que le fatalisme des dépossédés énonce comme regrettablement inévitable, on le voit surgir, et agir. Du coup, plus rien ne va de soi, et on éprouve quelque inquiétude, et un sombre émerveillement.

Câblé, de Walter Jon Williams, organise et déploie ainsi un monde qui exaspère les risques du nôtre. Williams est un « cyber punk », c'est-à-dire qu'il appartient à cette nouvelle « école » américaine qui travaille ces matériaux fabuleux (au sens propre) que sont la cybernétique et l'informatique, avec la méchanceté radicale des punks. À vrai dire, il n'y avait pas alors encore un monde fou chez les cyber punks.

Il y avait William Gibson, l'archétype, magnifique, qui crée un univers givré, frénétique, où tout va très vite, saccadé, troué, halluciné. Gibson est un visionnaire. Et puis il y avait Williams. Les autres manquent par trop de cruauté, dans ce qu'elle a de vérité, et d'orages. Williams est moins luxueusement excessif que Gibson, et moins grand explorateur de nos centrales atomiques intimes. Lui, ce qui lui importe, c'est le trafic, la circulation, l'échange. C'est l'origine du pouvoir, et de l'argent ; aujourd'hui. Ses deux héros sont « câblés », certes, ils ont des puces dans la tête qui démultiplient leurs aptitudes propres, mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est que le monde entier est câblé ; que le monde est saisi sur cristaux, et que la puissance, c'est d'avoir les moyens de posséder le maximum de mémoires, pour s'en servir. La puissance, c'est d être anonyme, rien qu'un opérateur inconnu qui manipule les données qui passe de l'argent de banque en banque, qui débranche les connexions entre les puces et le central.

Williams doit se lire avant Gibson, car il est toujours dans l'interface il est toujours dans le domaine des hommes, il est plus sage et plus doux que Gibson, moins onirique, et sa fascination précise pour les multinationales , si elle est chauffée à blanc et illuminante, ne dérive pas vers le délire, mais au contraire elle met en crise des fonctionnements que nous subissons banalement tous les jours.

La SF ici s'occupe de notre avenir avant qu'on s'en occupe pour nous – avant ? Elle fixe ce qui tremble dans le présent, et passe au rouge les fils qui vont de notre tête au monde, et inversement. Ce n'est pas forcément amusant, mais c'est aussi stimulant.

Jean-Marc Ligny n'est pas américain, il ne peut donc être un cyber punk. Tant pis, il sera un punk tout court. Un dicko-punk, même. Ravagé de P.K. Dick et de musique punk, ce qui fait un mélange réjouissant. Pour raconter les rites d'initiation que subit un petit fourgueur de came élu par deux Aborigènes pour incarner le Guerrier dont leur religion a besoin, il fallait ça. D'autant que la scène où se déroule son roman, Yurlunggur, se passe avant tout à La Défense, et que les pouvoirs des Aborigènes ne sont jamais mis en question. Cet étrange voyage dans un monde qui perd sa signification, parce qu'il ne propose plus de chemin à faire que strictement individuel, est parfaitement prenant. Mené comme un thriller fantastique parmi les tours les bicoques de Puteaux, les loubars en cuir et la cocaïne-bière, son mystère prend peu à peu la force d'une fable.

La SF se porte bien. (À suivre…)

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 1er mai 1987, p 44.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).