Au jour le jour

Lanternes magiques (Lettre à Robert Redford)

Cher Robert Redford, les gazettes nous ont informés que vous aviez décidé de prendre votre retraite du métier d’acteur de cinéma, que vous avez exercé, avec le bonheur que l’on sait, durant soixante ans, depuis l’âge de 21 ans.

Pour moi qui suis votre aîné de quelques années, je conçois sans peine que, devenu octogénaire, on ait envie de poser son sac, quelque métier qu’on ait exercé. Je ne peux donc qu’approuver votre décision, même si elle nous prive de l’espoir d’admirer un jour prochain une nouvelle preuve de votre charisme de comédien hors du commun. Vous auriez en effet donné à entendre que de vos deux casquettes, d’acteur et de réalisateur, vous aviez l’intention de ne raccrocher que la première. « Je ne jouerai plus la comédie », auriez-vous dit. Sur ce point précis, permettez-moi de vous contredire : ce que vous allez cesser de jouer, c’est un des nombreux rôles que vous avez joués jusqu’ici, celui qui a fait de vous une star hollywoodienne mondialement connue : le rôle d’acteur, dont le métier c’est précisément d’interpréter des rôles devant une caméra.

Mais, comme vous le savez, ce n’est là qu’un cas particulier des innombrables rôles que nous sommes tous appelés à jouer dans l’universelle tragi-comédie de notre « séjour involontaire sur la terre », comme aimait à dire Pirandello. Celle-ci commence à notre naissance et nous ne pouvons plus en sortir que les pieds devant, définitivement froids et désintéressés, costumés en bois de sapin pour notre ultime représentation devant un dernier parterre convoqué pour nos funérailles.

Vous allez donc continuer, bon gré mal gré, à jouer la comédie, en faisant confiance aux verdicts changeants des institutions pour vous indiquer à tout moment si vous êtes dans « la vie réelle » ou dans un film. Cela fait des siècles que le théâtre existe et que d’éminents esprits, d’Aristote à Brecht, en passant par Diderot ou Arthaud, se sont efforcés, mais en vain, de définir des critères permettant de distinguer à coup sûr le réel de ses simulacres et la vérité du mensonge. Entreprise vouée à l’échec puisque, Shakespeare nous l’a bien appris, le monde est un théâtre où de « malheureux acteurs » s’évertuent à jouer « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien ». Et donc une histoire à laquelle on peut faire dire tout et le contraire.

Entre des événements et des situations tels qu’ils ont été vécus effectivement et la représentation qu’on peut en donner sur une scène (ou sur un écran) il y a à peu près autant de différence qu’entre les deux images que nous avons d’un même objet selon que nous le regardons uniquement avec notre œil droit ou avec notre œil gauche en fermant alternativement l’un puis l’autre. La parallaxe a beau être infime, elle nous donne néanmoins les deux images physiquement distinctes de notre vision stéréoscopique, dont il appartient au cerveau de décréter qu’il s’agit d’une seule et même réalité.

En vérité, c’est notre existence tout entière, c’est la totalité du monde où nous sommes, avec nos propres personnes et celles qui nous entourent, qui font ainsi l’objet de notre part, d’un jugement de réalité ou d’irréalité qui en dit plus long sur le sujet qui juge que sur l’objet jugé. C’est ainsi que, par exemple, ce qu’on appelle le « mode de vie américain » est perçu par les uns comme « un rêve enchanteur » et par les autres comme « un véritable cauchemar ». Le réel et l’imaginaire, et donc le degré de sérieux et de confiance que nous leur accordons, ne sont pas tant des propriétés objectives inhérentes aux choses elles-mêmes que des croyances subjectives colorant les lunettes à travers lesquelles nous les regardons.

Vous-même, qui devriez être un expert infaillible en matière de discrimination entre le modèle et sa représentation, le vrai et le faux-semblant, vous avez pu croire que des candidats démocrates à la présidence, comme les Clinton ou Obama, étaient des politiciens dignes du soutien des honnêtes gens alors qu’ils n’étaient – c’était évident pour beaucoup d’autres que vous – que des carriéristes retors, opportunistes et dépourvus d’envergure, tout comme leurs adversaires républicains. Comme quoi, même des experts ne peuvent jamais être assurés de n’avoir pas confondu le joyau authentique avec sa copie en toc. À plus forte raison si ces experts sont eux-mêmes des produits accomplis de la fabrique hollywoodienne du rêve, dont on sait aujourd’hui qu’elle s’est expressément donné pour tâche, dès l’origine, de façonner cinématographiquement un « peuple américain » digne d’être érigé en modèle exemplaire de démocratie et proposé à l’admiration des foules de la planète, toujours prêtes à prendre des vessies pour des lanternes et ce qui brille pour de l’or.

Ainsi donc, quand vous annoncez que vous ne jouerez plus la comédie, vous voulez dire bien sûr que vous ne ferez plus semblant de croire à ce que vous faites sur une scène de théâtre ou devant une caméra. Vous serez désormais un comédien à la retraite, mais vous n’en continuerez pas moins à prendre part à la comédie étrange qui réunit sur la planète Terre, la vaste troupe des Humains, dont personne n’a encore vraiment compris quelle pièce, de quel auteur, elle est en train d’interpréter ni surtout s’il faut applaudir ou huer les acteurs.

Alain Accardo

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Chronique parue dans La Décroissance en septembre 2018.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).