Au jour le jour

Sur les lois dites « mémorielles ». L’enjeu des mots et la pensée unique de l’histoire

J'ai écrit cette Histoire populaire de la France pour mettre à la disposition du plus grand nombre une réflexion globale sur le rôle que les classes populaires ont joué dans les bouleversements qu’a connus la société française depuis l’invention de l’État royal à l’époque de Jeanne d'Arc. Ma démarche est marquée par le souci de lutter contre l’enfermement académique qui caractérise le milieu universitaire, sans pour autant cautionner les logiques mémorielles qui envahissent aujourd’hui l'espace public. Ce combat contre le pouvoir mémoriel s’inscrit dans le droit fil de la perspective que j’avais esquissée dans mon blog, en 2011-2012.

Pour ce premier janvier 2012, je voudrais revenir sur la polémique qui a alimenté les gazettes de ces dernières semaines, à propos de la loi (adopté par les députés le 22 décembre 2011) réprimant la négation du génocide arménien. Cette polémique est le dernier épisode d’un feuilleton qui a débuté en 2005. Je suis bien placé pour en parler puisque j’ai été l’un des premiers signataires de la pétition initiée par le regretté Claude Liauzu pour protester contre la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 disposait que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer ».

Cette pétition, publiée dans Le Monde le 25 mars 2005 et diffusée dans le monde enseignant, a très vite recueilli mille signatures. Nous avons alors organisé une conférence de presse avec la Ligue des droits de l’homme. Dans la foulée, nous avons créé le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), dont j’ai été président pendant deux ans. À ce moment-là, nous étions bien seuls. Cette cause n’intéressait ni les journalistes, ni les politiques. Mais quelques mois plus tard, les protestations du président de la République algérienne et celles d’Aimé Césaire ont changé la donne. La gauche a découvert le problème et s’en est servi contre le gouvernement et le président Chirac, plaçant ce dernier en difficulté. On sait que, dans ces cas-là, le pouvoir met toujours en place une commission, dans le but de déminer le terrain. C’est ce qui a été fait. L’article 4 de cette loi a finalement été « déclassé ».

C’est seulement en décembre 2005, lorsque le gouvernement a engagé sa contre-offensive, que dix-sept personnalités (écrivains, journalistes, universitaires), tous présentées comme des « historiens » dans les médias, ont lancé leur propre pétition et leur association « Liberté pour l’histoire ». Emmenés par deux académiciens (Pierre Nora et René Rémond), ils ont mobilisé leurs réseaux académiques, politiques et médiatiques pour réclamer la suppression de toutes les « lois mémorielles ». Le nouveau texte adopté par les députés le 22 décembre 2011 réprimant la négation du génocide arménien prouve qu’ils ont échoué sur le plan politique. Néanmoins, ils ont gagné la bataille médiatique, c’est-à-dire la bataille des mots, en imposant comme une évidence l’expression « lois mémorielles ». Au-delà des mots, c’est le point de vue de ces personnalités qui s’impose aujourd’hui dans les médias comme le point de vue officiel des historiens. Dans son édition du 22 décembre, Le Figaro titre « Génocide arménien : les historiens ne veulent pas de loi ». Le Monde renchérit le même jour, en parlant du « vain débat sur les lois mémorielles », et en présentant Pierre Nora et ses amis comme les seuls interlocuteurs du débat. Décidément, les journalistes ne sont pas encore prêts à admettre le pluralisme dans la maison Histoire.

Au CVUH, nous avons combattu l’expression « lois mémorielles » parce qu’il nous semblait scandaleux, d’un point de vue civique, de placer sur le même plan une loi faisant l’apologie de la colonisation, avec les lois Gayssot et Taubira, ou avec la loi reconnaissant le génocide arménien. Mais en critiquant la formule « lois mémorielles », nous voulions aussi attirer l’attention du public sur un autre point. Englober tous ces textes législatifs sous cette étiquette permettait aux animateurs du mouvement « Liberté pour l’histoire » de déplacer l’enjeu du débat. La loi du 23 février 2005 était, en effet, par son article 4, la seule qui autorisait l’intrusion directe du pouvoir politique dans l’enseignement de l’histoire. Ce qui était contraire aux principes élémentaires de notre démocratie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cet article a été déclassé.

Les autres lois incriminées par Pierre Nora et ses amis sont des enjeux de mémoire. Elles peuvent certes avoir des incidences indirectes sur la recherche historique. Mais elles ne disent pas aux historiens ce qu’ils doivent enseigner ou chercher. La bataille contre les « lois mémorielles » est sous-tendue par la volonté de discréditer les revendications des « minorités » qui veulent qu’on reconnaisse les souffrances qu’elles ont subies dans le passé. Elle s’inscrit dans la logique des discours dénonçant le « communautarisme » et le « politiquement correct ».

On peut avoir des avis différents sur ces questions en tant que citoyen, mais il me semble scandaleux, et antidémocratique, d’utiliser sa compétence d’« historien » pour essayer d’imposer son opinion et interdire aux représentants du peuple de légiférer sur la mémoire. Les historiens ne sont pas au-dessus des lois. Ce n’est donc pas la « liberté » de l’histoire qu’il faut défendre mais l’autonomie de l’enseignement et de la recherche historique. Si cette dernière est menacée aujourd’hui en France, ce n’est pas à cause des lois « mémorielles ». Le pouvoir politique n’a pas besoin de lois « mémorielles » pour attaquer la recherche indépendante. Parmi les nombreux cas qu’on pourrait citer, je rappellerai l’exemple de notre collègue Jean-Pierre Chrétien et du journaliste Jean-François Dupâquier, poursuivis en diffamation par l’ancien ambassadeur du Rwanda en France. En 2011, c’était le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, qui avait porté plainte contre le politiste et historien Alain Garrigou. C’est grâce à la mobilisation des chercheurs que le jugement rendu le 16 février 2011 a débouté Buisson de l’ensemble de ses demandes et l’a même condamné à une amende.

Nous n’avons pas entendu Pierre Nora défendre la « liberté de l’histoire » dans ces occasions. De même, en février 2011, lorsque l’association internationale « Chercheurs sans frontières » (CSF Free Science) a organisé un colloque en solidarité avec les collègues menacés dans leur pays (notamment la sociologue turque Pinar Selek)[1], j’étais à la tribune. Je n’y ai pas rencontré de représentants de « Liberté pour l’histoire ».

Nos divergences concernent aussi la façon de concevoir l’action politique. Défendre l’autonomie de la science ne peut pas se faire uniquement avec des articles dans la presse et des conciliabules dans les couloirs du Palais Bourbon. C’est un combat civique, qu’il faut mener aux côtés des simples citoyens.

Se focaliser sur les lois « mémorielles », c'est aussi occulter les menaces les plus graves qui pèsent sur l’autonomie de l’enseignement et de la recherche historique : les attaques répétées contre le service public, la suppression des postes, la diminution des crédits, et leur transfert des institutions scientifiques vers les « lieux de mémoire » comme « le musée d’histoire de France ». Les partisans de la « liberté pour l'histoire » ne disent rien non plus sur les lois du marché, lesquelles tuent pourtant à petit feu, au nom de la « liberté d’entreprendre » l’édition savante, interdisant ainsi au grand public d’avoir accès aux recherches sérieuses.

Il était évident, dès le début, que même les plus puissants représentants de notre corporation ne dicteraient pas leur loi aux élus du peuple. À la différence de Pierre Nora, qui présente son échec comme une catastrophe nationale, je ne suis donc nullement surpris pour ma part que les députés aient adopté ce texte réprimant la négation du génocide arménien. Il y en aura d’autres. En tant que citoyen, j’ai tendance à penser que les luttes mémorielles prennent trop de place au détriment des combats sociaux. Mais c’est le peuple qui doit trancher ce débat politique, pas les historiens. Il faut rester vigilant face à ceux qui veulent régenter nos libertés en se présentant comme des experts du passé.

Gérard Noiriel

Parution initiale de ce texte sur son blog le 1er janvier 2012