Au jour le jour

La Chimère

C’est une idée depuis longtemps reçue dans la vulgate progressiste que si les rapports sociaux de domination (despotisme antique et esclavagisme, féodalité et servage, patriciat et plèbe, bourgeoisie et salariat, etc.) sont restés historiquement si stables et si largement répandus, une des raisons principales en est l’extrême difficulté des populations, du fait même de la domination subie, à acquérir le niveau de conscience nécessaire pour comprendre l’arbitraire de leur situation et leur droit d’y mettre un terme…

On considérait leur aliénation sociale comme un effet de la misère, de l’ignorance, de l’obscurantisme et des autres manques liés à leur condition sociale et on incriminait tout particulièrement l’insuffisance des Lumières, c’est-à-dire tout à la fois l’analphabétisme, la précarité des connaissances dispensées et le trop petit nombre de ceux qui en bénéficiaient. D’où la singulière fortune, de la Renaissance à nos jours, de cette idée chère à tous les réformateurs, et même à beaucoup de révolutionnaires, que l’émancipation des peuples passe obligatoirement par l’instruction de masse.

Sans vouloir récuser cette vérité apparemment bien établie, il convient au moins d’en réexaminer la portée. En effet, comme on peut le constater partout où des politiques de scolarisation massive ont été mises en œuvre, il en est résulté une incontestable augmentation du capital culturel de la population dominée et une élévation significative du niveau d’instruction de ses membres. Sans doute cet accroissement réel du capital culturel objectivé et incorporé a-t-il contribué à une reconfiguration des formes institutionnalisées ou des styles de la domination établie (dans un sens par exemple plus « démocratique »), sans mettre fin pour autant au principe même de la domination, car même si la pauvreté en capital culturel va souvent de pair avec la pauvreté en capital économique, on ne pourrait se contenter de mettre fin à l’une pour mettre un terme à l’autre. En matière d’émancipation, si l’instruction est nécessaire, elle est d’autant moins la panacée que ses effets sont doubles et contradictoires, à la fois de renforcement du consensus conformiste et de facilitation de la contestation distinctive.

L’histoire entière du capitalisme est là pour en fournir l’illustration. Mais il suffit de considérer la situation qui prévaut aujourd’hui dans pratiquement toutes les sociétés avancées ou en émergence, qui se caractérisent par l’existence, entre le pôle inférieur populaire et le pôle supérieur bourgeois des rapports de domination, d’un conglomérat de classes moyennes engendrées, ou développées, par la croissance économique, le progrès technologique, la marchandisation, etc. Tous ces groupes intermédiaires ont en commun de posséder un fort capital culturel, globalement considérable, obtenu par le biais de cursus scolaires et universitaires de plus en plus longs. De sorte que les classes moyennes, et spécialement leurs fractions petites-bourgeoises les plus diplômées, sont désormais un peu partout en position de négocier, à un niveau de salaire matériel et symbolique le plus élevé possible, leur indispensable collaboration au fonctionnement et à la reproduction du système de domination capitaliste. Les vicissitudes de cette négociation ont pour effet de focaliser les luttes sur les revendications économiques et de faire fluctuer le jeu des alliances et oppositions politiques autour de l’axe du consensus « républicain » bourgeois, ce jeu parlementaire électoraliste à quoi se réduit la vie « démocratique » présentant le double avantage pour le système d’entretenir un accord de fond sur l’essentiel tout en permettant la contestation sur l’accessoire.

Mais la petite-bourgeoisie de promotion, scolairement anoblie, rechigne à (s’)apparaître pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire comme une armée de mercenaires carriéristes dont le sort est étroitement dépendant de la prospérité des entreprises qui les emploient. D’où la diffusion, ces dernières décennies, de la fiction selon laquelle il n’y aurait plus « ni droite, ni gauche » et le système capitaliste moderne échapperait désormais à la logique qui a si longtemps structuré la lutte entre classes dominantes accapareuses et classes dominées dépossédées. Plus de classes, donc plus de luttes et plus de reniement. Que chacun, réduit à ses seules forces, se débrouille comme il peut, avec une seule devise : « L’enrichissement ou la mort sociale ».

Avec l’avènement de la Macronie, bien préparé, il faut le souligner, par la désastreuse « alternance » entre gauche de gouvernement et droite républicaine, la France s’est installée dans cette fiction-là, qui équivaut à un véritable recul de civilisation. Dans un monde crétinisé par l’appât du gain et l’obsession du rendement, l’élévation du niveau d’instruction et l’augmentation du nombre des diplômés ne sauraient faire illusion : loin de progresser en humanité, nous sommes tombés sous la férule d’une « élite » que le capitalisme a éduquée dans ses ateliers d’ingénierie sociale (petites et grandes écoles, universités, IEP, grandes entreprises, médias, etc.), comme les généticiens fabriquent des chimères dans leurs laboratoires. La chimère que nos classes moyennes fécondées par l’ADN capitaliste ont enfantée, c’est le diplômé-analphabète, le nouvel Homo œconomicus dont nos filières de formation déclinent les versions à la mode. À grand renfort de brevets, de certificats, et autres peaux d’âne, le capitalisme ne cesse d’instruire ses troupes en leur enseignant que ''Fiat Lux' n’a qu’une seule traduction possible : « Que la volonté du Capital soit faite ! »

Jamais salariés ne furent à la fois aussi savants, et aussi incultes et vides. Le monde du travail est désormais régenté par une petite bourgeoisie sur-scolarisée, pire que la grande à bien des égards, en tout cas son admiratrice la plus aveugle et sa servante la plus zélée. Ne pouvant vivre qu’en symbiose, elles continueront à prospérer, c’est-à-dire à se déshumaniser, de concert.

Alain Accardo

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Chronique parue dans La Décroissance en juillet 2018.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme, (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).