Au jour le jour

Pour que la gauche essaye à nouveau

On est tenté de dire de la vieille gauche ce que Douglas MacArthur disait des vieux généraux : elle n'est pas morte, elle s'est juste évanouie. Longtemps, elle a voulu le pouvoir en même temps qu'elle l'a fui de crainte d'être déçue par lui…

Depuis les années 1980, elle fait de ce pouvoir le « linceul d'une tradition [1] », la sienne. La gauche était recentrée, la France normalisée. L'ordre libéral avait perdu son franc-tireur et conquis une province.

Le conditionnement idéologique en place nous a soumis à une forme d'écriture automatique. Alors, trop souvent, nous récitons : c'est la fin de l'Histoire ; c'est la fin des chimères ; on oublie les utopies. Mais, au fait, quels avantages la gauche a-t-elle donc tirés du sacrifice de ce qui fut son identité ? Le pouvoir pour certains des siens ? Les éloges des milieux d'affaires ? Ce temps qu'elle meuble de manœuvres destinées à lui faire gagner du temps ?

L’historien Georges Duby le rappelait : « La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas. » Mais le rêve, désormais il paraîtrait que la gauche n'est plus là pour ça. Elle n'aurait ni pour mission ni pour obligation de procurer aux romantiques de quoi sublimer leur mélancolie. Felipe Gonzales, le Mitterrand ibère, a raillé un jour « la tendance de la gauche à inventer le futur pendant que la droite gouverne le présent [2] ». Et le pouvoir, même modeste, comporte assurément des avantages ; un compromis vaut une défaite ; qui chemine sur sa mule ira plus loin qu'un cavalier qui charge des moulins.

Mais à quoi sert la gauche si, comme les autres, elle s'installe dans l'ordre des choses en répétant que rien n'est possible, qu’il n’y a pas d’alternative ? Fins et moyens, les luttes collectives, politiques et sociales, portent en elles autre chose que le désir d'avantages matériels. Elles expriment des émotions, des valeurs, des espoirs. Fracasser les rêves parce que le monde serait trop lourd, ou trop mou, ou trop enchevêtré pour jamais devoir changer, c'est prendre le parti des gestionnaires contre ceux qu'un destin semble condamner à écouter et à subir. Car, si l'utopie révolutionnaire n'accoucha pas de la terre promise, elle fit perdre aux possédants de leur superbe et restitua un peu de confiance aux faibles. Simone Weil l'a bien exprimé : « C'est quelque chose quand on est misérable et seul que d'avoir pour soi l'Histoire [3]. » Arracher cela et décréter la permanence de ce qui est, c'est condamner à l'épuisement et au désespoir ceux qui, dorénavant, devront « serrer les dents. Tenir. Comme un nageur sur l'eau. Seulement avec la perspective de nager toujours jusqu'à la mort [4] ».

Bien avant le Cartel des gauches et bien après la Libération, l'utopie a constitué cette recharge permanente qui transforma les combats perdus en autant de motifs de tenir, non pas pour « nager jusqu'à la mort », mais pour être encore debout un jour de juin 1936, d'août 1944 ou de mai 1968. Cela, la confiance révolutionnaire l'a rendu possible. Sans elle, la gauche se serait peut-être moins égarée à caresser des « chimères » ou des « rêves vains ». Mais elle n'aurait pas eu ce souffle qui lui permit de renverser l'irréversible, de revenir chaque fois à la charge, de motiver, comme le déclara le soir de son élection François Mitterrand en des termes que des militants de l’époque ont encore du mal à évoquer sans éprouver un pincement au cœur, « ces femmes, ces hommes, humbles militants pénétrés d'idéal, qui, dans chaque commune de France, dans chaque ville, chaque village, toute leur vie, ont espéré ce jour où leur pays viendrait enfin à leur rencontre ». Sans terre promise, c'est chichement qu'on eût mesuré le terrain gagné. Que, par lassitude, par « réalisme » ou par intérêt, la gauche renonce à tout messianisme, et elle précipitera la déshérence d'une exigence de fraternité et la démobilisation de son électorat. Qui ne le voit déjà ? Et plus son bilan se révélera décevant, plus il lui faudra légitimer cette médiocrité en s'enfermant dans un îlot d'impuissance peuplé de publicitaires, de technocrates et de statisticiens. François Mitterrand le savait, il l'avait dit : « Quand on est porteur d'une espérance, quand on a gagné sur des engagements et qu'on veut les respecter, on se retrouve, dès qu'on essaie de faire bouger les choses, en face d'une nuée d'experts qui vous fichent sous le nez des tas de courbes en vous disant : “C'est impossible !” [5] » Alors, on louvoie devant l'obstacle. Et puis on s'arrête. Et puis on laisse se construire devant soi les murailles qui interdiront d'aller là où on a depuis longtemps renoncé à se rendre. Voluptueuse normalisation ! L'ordre règne à Paris tout comme il règne ailleurs. Les uns n'ont plus peur, les autres n'ont plus rien.

« C’est impossible » ? En vérité, ce ne fut jamais facile. Ou bien le système en place fonctionnait tant bien que mal et, dans ce cas, les socialistes ne disposaient pas du mandat politique qui leur eût permis d'envisager plus que des inflexions secondaires. Ou bien la crise financière et la guerre rendaient « tout » possible sur le plan politique, mais elles interdisaient d'espérer faire mieux que résoudre les urgences économiques laissées en souffrance. Dans un cas, pas de « contrat » pour transformer les structures en place ; dans l'autre, pas de moyens pour exécuter le contrat. Léon Blum, qui eut plus que les autres le don singulier d'extérioriser ses déchirements et ses dilemmes, représenta à cet égard un Sisyphe d'autant plus parfait qu'on lui concédera volontiers la sincérité de la douleur que chaque « épreuve » lui infligea. Cependant, à partir de 1920, c'est sans discontinuer que la gauche du siècle dernier a dû tenir compte des « contraintes » d'un système qu'elle s'était engagée à transformer, mais au sein duquel elle avait choisi de demeurer. Selon les cas, elle décida de mettre l'accent sur l'engagement ou sur les contraintes, de rappeler la promesse ou de marquer les obstacles. Vu le peu de temps dont elle disposait, l'héritage qu'on lui léguait, les voisins qui l'entouraient, les pactes et traités qu’elle respectait, elle pouvait toujours dénicher de quoi justifier ses prudences.

Mais, si les explications changèrent, le résultat ne se modifia guère : un commandement politique sans éclat gâcha la plupart des occasions qui se présentèrent. Lors du Cartel des gauches et puis du Front populaire, Herriot et Blum ne purent s'appuyer sur un État digne de ce nom, et ils durent se soumettre aux impulsions contradictoires d'une coalition sans cohérence. Nombre de leurs difficultés en découlèrent. La gauche de la Libération et – surtout – celle des années 1980 échappèrent à ces contraintes. Et pourtant, elles obtinrent à peine plus. Elles nationalisèrent avant de découvrir que ce n'était pas aussi décisif qu'elles l’escomptaient ; elles cessèrent de dépendre entièrement de la « confiance » des milieux d'affaires mais continuèrent de tout lui subordonner ; elles contribuèrent au processus d'unification européenne avant de comprendre qu'elles installaient ainsi le libéralisme à demeure. Le pouvoir a plus souvent constitué un piège qu'un tremplin pour les idéaux de la gauche.

D'une « expérience » à l'autre, comment ne pas relever au demeurant la faiblesse programmatique du parti du changement ? Nul besoin d'être un apôtre des « idées nouvelles » pour reconnaître que les socialistes et les communistes en ont imaginé assez peu. Nationalisations, planification, relance keynésienne ; les Français s'y sont mis longtemps après d'autres. « Contrôle ouvrier », « autogestion » ; on en parla beaucoup mais on ne fit presque rien. Si le programme de départ fut parfois radical (1944, 1981), il fut rarement original. Si le virage du monétarisme et de la rigueur furent souvent brutaux, ils ne furent pas non plus très originaux.

Il y a pis. Non contente de ne pas avoir appris grand-chose au reste du monde progressiste, la gauche française s'est montrée incapable de retenir ses propres erreurs. Querelles religieuses inutiles, orthodoxie financière suicidaire, relance d'industries non concurrentielles, diplomatie effacée et docile : on a presque le droit d'hésiter en cherchant à identifier qui fit quoi. Qui aurait dû dévaluer plus tôt : Herriot, Mitterrand ou Blum ? Qui aurait dû mieux tenir son rang devant Londres ou devant Washington : Blum, Herriot ou Mitterrand ? Qui contredit sa propre stratégie économique en refusant de prendre les mesures de protection qu'elle imposait – Mitterrand ou Blum ? Pour chaque question, deux réponses, parfois trois. Quelque chose ne changea jamais : la disposition des socialistes français à plagier leurs échecs et à recopier leurs excuses.

Juin 1936 mis à part, le mouvement populaire n'a pas joué un rôle décisif quand la gauche était au pouvoir. Les « travailleurs » furent plus souvent le prétexte d'envolées discursives que les acteurs d'une nouvelle politique. Faute d'expression puissante, autonome et unitaire, la classe ouvrière se trouva en général reléguée au rôle de figurante dans un scénario rédigé par les bureaucraties des partis et interprété par des hauts fonctionnaires. Trop active, on lui suggéra de s'en remettre au gouvernement qu'elle avait élu et de résister aux « provocations ». Trop patiente ou trop passive, on lui reprocha de n'avoir rien fait pour prévenir la dérive conservatrice dont elle avait à présent le front de se plaindre. Mais la résignation populaire à l’idée de laisser les responsables gouverner fut pourtant presque toujours encouragée par ces responsables eux-mêmes.

Jusqu'aux années Mitterrand, la gauche a accusé les sociaux-démocrates étrangers de « camper aux portes de la forteresse » ennemie sans jamais libérer les travailleurs. Depuis, elle n’hésite plus à se féliciter de sa gestion orthodoxe de l'économie, en même temps qu’il lui arrive de regretter le déficit social dont cette gestion est le motif. Mais c’est en partie à cause d'elle que les syndicats n'ont jamais été aussi faibles, et le lien entre partis de gauche et monde du travail aussi évanescent. On dira : voilà une « contrainte » de plus, un nouvel obstacle susceptible de s'interposer entre les prochains projets de sortie de la gauche et ses futurs récits de promenade. Non, on ne le dira pas. Car cette gauche-là a perdu le goût des voyages.

Tout au long du XXe siècle, elle a accédé au pouvoir grâce à la puissance des passions collectives, dont celle de l’égalité. Et puis elle a accepté de les tamiser, avant de les étouffer sous une couverture de rationalité technique. Cette retraite bureaucratique, cette nouvelle conscience qui ne voit dans le monde que moyens et machines ont forgé les barreaux de sa cage de fer.

Serge Halimi

Conclusion de Quand la gauche essayait, Agone, 2018 – lire l'avant-propos en ligne.

Notes
  • 1.

    François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon,La République du centre : la fin de l'exception française, Calmann-Lévy, 1988, p. 10.

  • 2.

    Émission « 7 sur 7 », TF1, 22 octobre 1989.

  • 3.

    Simone Weil, « Méditation sur l'obéissance et la liberté »,Œuvres complètes. Écrits historiques et politiques II. L’expérience ouvrière et l’adieu à la révolution (juillet 1934-juin 1937), Gallimard, 1991, p. 132.

  • 4.

    Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières métallos »,op. cit., p. 355.

  • 5.

    François Mitterrand, cité par Franz-Olivier Giesbert,Le Président, Seuil, 1990, p. 130.