Au jour le jour

Néo-voltairianisme

— Savez-vous, m’a demandé M. Bergeret, savez-vous ce qu’il faudrait faire pour avoir une probabilité de sortir de la crise dans laquelle nous nous enfonçons chaque jour davantage, moralement tout autant et même plus encore que matériellement ?

— J’ai quelques petites idées là-dessus, mais je serais heureux de connaître la vôtre, dont je parie qu’elle ne doit pas courir les rues.

— Effectivement, elle ne court pas les rues, pour la simple raison qu’elle ne court pas les rédactions, et elle ne court pas les rédactions parce qu’elle est difficilement concevable par un entendement journalistique. On ne saurait en effet attendre de la corporation des journalistes, dans son ensemble, qu’elle adhère à l’idée de sa propre suppression.

— C’est donc là ce que vous préconisez comme remède au marasme généralisé : la disparition de l’information ? Ne craignez-vous pas de ressembler à ce médicastre qui pour combattre la fièvre ordonnait de casser le thermomètre ?

— Comme vous y allez ! Je n’ai même pas prononcé le mot « information ». C’est vous qui semblez la confondre avec le seul travail des journalistes. Il peut y avoir de l’information sans ce que nous appelons des journalistes. Je suis autant que vous convaincu qu’une information, libre dans ses contenus et indépendante dans ses moyens, est une des conditions indispensables au fonctionnement d’une démocratie digne de ce nom.

— Alors ?

— Alors, c’est précisément parce que je suis soucieux d’avoir une information de la qualité la plus haute, que je souhaite la suppression, non pas de l’information, mais de l’appareil qui accomplit actuellement cette fonction et qui est aux mains de la corporation des journalistes.

— Et moi qui croyais que les médias étaient aux mains des grandes seigneuries de la finance et de l’industrie !…

— Oui, assurément, mais un journal, un magazine ou une émission ne se font pas seulement avec une coûteuse quincaillerie. Il y faut aussi un peu de matière grise – oh, pas trop, juste de quoi peupler quelques rédactions, de moins en moins nombreuses à vrai dire, avec quelques bataillons d’hommes et de femmes dûment sélectionnés pour leur dévotion totale à l’ordre établi. C’est cette lamentable engeance qui doit disparaître, au même titre que ses employeurs publics et privés, à la suprématie desquels elle a attaché indéfectiblement sa propre existence. Tous ces gens-là n’ont aucun intérêt à éclairer le public sur ce qu’est réellement le monde capitaliste. En fait d’information, ils s’occupent surtout de désinformer.

— Je connais pourtant des journalistes qui…

— Oui, moi aussi j’en connais quelques-uns, qui s’efforcent de survivre en marge de l’institution ou qui s’en désespèrent. J’ai dit ailleurs tout le bien que je pense de ces irréductibles et de leur résistance héroïque. Je m’honore d’y avoir des amis [1]. Mais ils ne sont pas en question ici, car ils ne pèsent rien, ou presque, dans la machine à fabriquer le « consensus républicain ». Or, sans cette énorme machine à produire de la conformité et de l’adhésion au système, celui-ci se serait effondré depuis longtemps car, si puissant que soit l’argent, il ne saurait suffire à tout, à moins qu’il ne serve à façonner aussi les consciences. Et c’est justement par ce biais que la prétendue information journalistique sert la reproduction de l’ordre établi et le règne du Capital, spécialement en situation de crise, où le système doit gérer les tensions accrues nées du creusement des inégalités et de l’aiguisement des frustrations imposées aux salarié.e.s.

— Il me semble que, sur cette voie-là, il ne faut pas se limiter à l’activité journalistique, mais qu’il faut étendre l’analyse à l’ensemble de la production institutionnalisée des biens symboliques. Une foule de  professions dites « intellectuelles » sont occupées à « décrypter » (comme disent les journalistes) c’est-à-dire à construire la représentation du réel et à nous apprendre quel sens il faut lui donner. Faut-il leur demander, à elles aussi, de se saborder ? Et la lutte pour l’imposition du sens légitime des choses n’est-elle pas en définitive le terrain sur lequel se joue le destin d’un peuple ? Au demeurant, n’est-ce pas ce que nous sommes en train de faire nous-mêmes ?

— Vous parlez d’or. Des questions comme celles de la maîtrise des médias d’information, pour importantes qu’elles soient, sont des arbres qui cachent la forêt. En effet, et c’est là que gît le lièvre, la France – et avec elle l’ensemble du monde occidental – se retrouve aujourd’hui, derrière sa façade républicaine, officiellement laïque, démocratique, tolérante, égalitaire, etc., dans un état très comparable, idéologiquement parlant, à celui de la France du XVIIIe siècle d’avant la Révolution. Toute la vie du pays est dominée par l’alliance, étroite jusqu’à la compénétration, des classes possédantes et de la plus grande partie de la classe moyenne. C’est aux différentes fractions de cette dernière qu’est dévolu le quasi-monopole de la production et de la diffusion des biens symboliques – plus concrètement, de l’imposition de l’idéologie dominante et de l’étouffement de toute idéologie opposée. Le clergé assurant cette tâche immense a changé d’apparence mais pas de fonction. Sa mainmise sur l’ensemble des rouages sociaux est totale. Ses représentants patentés sont partout, gèrent tout, légifèrent sur tout, et les populations subjuguées ne rêvent que d’envoyer leurs enfants se faire breveter gestionnaires dans ses séminaires universitaires et ses pépinières politiques. Tout ce monde-là doit être regardé comme une nouvelle Église triomphante : celle de l’Alliance, non plus entre le trône et l’autel, mais entre la banque et le barbecue, le crédit et le caddie, le hardware et le software. Les clercs d’aujourd’hui ne sont plus des ministres du culte catholique ou protestant mais des journalistes et des cadres de l’État bourgeois, socialiste ou UMP, portés par une foi aveugle en Mammon, ses pompes et ses œuvres. Ces gens-là ont choisi leur camp comme nous avons choisi le nôtre. Et nous sommes en tous points à leur opposé.

— Justement, comment être sûr que c’est notre point de vue qui est le bon ?

— Écoutez, là-dessus, ma philosophie est claire : je ne suis effectivement pas sûr que notre point de vue soit le meilleur absolument. Ce dont je suis sûr en revanche, c’est qu’il est incompatible avec la vision du monde qu’ils défendent, laquelle n’a cessé de faire, décennie après décennie, la démonstration, dans les faits, de son insanité et de son inhumanité. Nous avons pour nous quelques solides enseignements de l’histoire. Ils ont pour eux les bilans des profits des multinationales. Ils militent pour une société dont nous ne voulons plus, dominée par le principe de la concurrence généralisée et la loi du plus fort. Sans doute parce que, globalement, en tant que corporation, ils y occupent une position privilégiée, leur permettant de mettre avantageusement en scène le style de vie à prétention aristocratique, qu’ils ont en partage avec les autres « élites » du système et qu’ils proposent en modèle à l’ensemble du peuple, qu’ils méprisent et qu’ils redoutent. Mais comme au stade actuel de la crise du capitalisme il est devenu difficile de chanter sans vergogne les louanges du « monde libre », ils préfèrent brouiller les cartes et s’ingénient à empêcher les gens d’y voir plus clair qu’eux-mêmes, à mettre le nord au sud et la gauche à droite, à organiser la nuit où tous les concepts sont gris, à babéliser le débat, infantiliser les esprits, affoler l’opinion et une fois de plus choisir, à la grande satisfaction de leurs patrons, de soutenir le parti de l’Argent dont ils sont les dévots. Car ces gens-là ne sont pas de simples hypocrites vaniteux, de vulgaires simulateurs, des faussaires crapuleux. S’ils trichent, c’est à la façon de Tartuffe : en toute bonne foi et la main sur la Bible. Ce sont des petits-bourgeois gentilshommes, le vivier sociologique du nouveau clergé.

— Si je vous comprends bien, ce sont eux qui produisent et gèrent l’administration de ce qu’on appelait naguère les biens de salut, les sacrements qui sanctifiaient l’existence, donnaient l’assurance d’appartenir à la communauté des élus et entretenaient l’espérance de trouver le bonheur éternel dans l’autre monde.

— C’est exactement cela, sauf que, dans la hiérarchie des mondes possibles et l’ordre du sacré, le règne du Capital se situe un cran nettement plus bas que le Royaume des cieux. Il n’y a qu’une espérance qui vaille : celle de la réussite temporelle, du succès mondain. Il n’y a plus qu’un signe d’élection : l’argent. Nos directeurs de conscience actuels, spécialement les journalistes, excellent d’autant plus à répandre cet Évangile qu’ils y croient davantage eux-mêmes. La lutte contre la bigoterie capitaliste a depuis longtemps trouvé son Marx. Mais elle aurait peut-être maintenant besoin tout autant d’un Voltaire. Car aujourd’hui comme hier, l’une des tâches les plus nécessaires, c’est d’« écraser l’infâme », d’extirper cette parasitique cléricaille de classe moyenne dont la corporation journalistique, loin d’être la seule, n’est que l’une des plus visibles et des plus pernicieuses incarnations actuelles. Nous avons besoin d’un nouvel anticléricalisme, non pas celui des « bouffeurs de curés » du temps du père Combes, ce clergé-là n’est plus chez nous que l’ombre de ce qu’il fut ; mais ce qu’il faut combattre aujourd’hui, c’est le clergé chargé de paître les ouailles du capitalisme. Au pilori les journalistes, à la lanterne les cadres hyper-diplômés, à bas les gourous empoisonneurs des consciences et toute cette clerikatura au service des maîtres !

— Diable ! Je ne savais pas que vous aviez viré à l’ayatollah sanguinaire …

— Oh, rassurez-vous, ce n’est que façon de parler. Même si j’en avais le pouvoir, je ne toucherais pas à un seul de leurs cheveux. Ce contre quoi nous luttons, vous comme moi, ce sont les structures sociales vicieuses, non les individus boiteux qu’elles façonnent. Avez-vous d’ailleurs jamais entendu parler d’une épuration qui soit allée jusqu’au bout ? Non, bien sûr, sans doute parce que le bout, c’est le système lui-même qui ne cesse de produire et reproduire ses propres défenses, et qu’on s’attaque rarement aux causes structurales et systémiques de la pathologie sociale. Si donc j’en avais le pouvoir, je mettrais les journalistes actuels hors d’état de nuire, non pas en les conduisant à l’échafaud, ni même devant des tribunaux, mais en les réduisant définitivement au chômage et à la soupe populaire, par l’instauration d’un véritable service public d’information [2].

— Mon cher ami, je crains que vous ne soyez pas près d’accéder au pouvoir et que les journalistes n’aient encore de beaux jours à folâtrer avec les politiques !

— P’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non ! Jusqu’au 12 juillet 1790, les innombrables représentants de l’Église de France et leur parti, qui formaient depuis des siècles un inébranlable État dans l’État, ne pouvaient pas même imaginer qu’on pût un jour leur imposer une « Constitution civile du clergé »… C’est pourtant ce qui s’est passé, non ?

— Eh bien, pour l’heure, c’est ce que nous pouvons souhaiter de mieux.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de janvier 2015.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).

Notes
  • 1.

    Lire par exemple Alain Accardo,Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Agone, 2007.

  • 2.

    Service public dont les modalités pourraient s’inspirer, pour commencer, des propositions contenues dans l’article de Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre »,Le Monde diplomatique, décembre 2014.