Au jour le jour

Les larmes de Michelet

Dans sa Préface à la réédition de son Histoire de la Révolution, Michelet écrivait : « Les idées d’intérêt, de bien-être, qui ne peuvent manquer en nulle Révolution, en la nôtre pourtant sont restées secondaires. (…) Oui la Révolution fut désintéressée. C’est son côté sublime. (…) Le monde en tressaillit. L’Europe délira. (…) Inoubliables jours ! (…) L’incroyable bonheur de retrouver cela si vivant, si brûlant, après soixante années, m’avait grandi le cœur d’une joie héroïque, et mon papier semblait enivré de mes larmes… »

Une telle façon de s’exprimer ferait tiquer désormais ceux de nos docteurs en sciences historiques et sociales les plus imbus d’une épistémologie qui a fait de l’impassibilité « axiologique » la plus sourcilleuse des vertus intellectuelles et qui se permet de regarder le travail prodigieux d’un Michelet, non sans quelque dédain, comme une des sources du « roman national ». L’esprit de notre temps est au « pragmatisme », pas au romanesque. Mon propos n’est pas ici d’entrer dans ce genre de querelle. L’œuvre de Michelet est de nature à survivre aux fluctuations des goûts et des méthodes.

En revanche je voudrais m’arrêter sur cet aspect de la lutte révolutionnaire que le grand historien évoque en termes pleins d’émotion : le désintéressement. Qu’il s’agisse des motivations des individus, ou des chartes des partis, ou encore des valeurs prônées par la philosophie rationaliste et humaniste inspirant la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », on ne peut qu’être frappé, comme Michelet lui-même, par le fait que bien au-delà des bénéfices et des améliorations escomptés – fort légitimement – par le peuple révolutionnaire, les masses qui ont fait 1789 et consommé la rupture avec l’Ancien Régime étaient de toute évidence soulevées par une immense espérance, la foi en une vérité neuve : la conviction qu’un peuple pouvait décider de son destin, la certitude que le Bonheur en ce monde était non seulement rationnellement concevable mais que tous y avaient également droit et qu’établir et défendre ce droit était désormais la tâche politique par définition de tout citoyen, une mission universelle et sacrée à la réalisation de laquelle chacun(e) devait vouer son existence, et même sacrifier sa vie si nécessaire.

Il y aurait beaucoup d’angélisme ou de simplisme à croire que c’était là l’unique motivation des adeptes du nouveau contrat social. Mais tout démontre que ce fut l’une des principales et des plus agissantes. Oui, Michelet avait raison, notre grande Révolution fut un mouvement désintéressé, à tel point qu’il nous en reste encore quelque chose, que nous avons en partage avec tous les peuples que la lumière de notre Révolution a pu atteindre : le souci proclamé du bien public, la dévotion aux valeurs de « Liberté, Égalité, Fraternité » que nous continuons à afficher en majuscules au fronton de nos édifices.

Encore aujourd’hui, de temps à autre, quelque part sur la planète, on entend qu’un peuple opprimé, relevant la tête, a repris à son compte, l’espace d’un printemps, voire d’une nuit de veille sur une place, la devise inouïe résumant le rêve que notre Révolution a offert au monde et que nos Républiques bourgeoises ont laissé s’étioler. Quiconque a vécu de pareils moments, ne fût-ce que brièvement, sait ce qu’ils ont de magique et d’exaltant, avec quelle force ils peuvent tirer l’individu de sa léthargie et de son insignifiance pour se hisser à la hauteur du projet le plus enthousiasmant qui soit : bâtir ensemble la Maison commune, la Cité terrestre, inscrire de concert dans des institutions réelles un idéal de générosité et d’humanité. On peut comprendre alors que, rien que d’imaginer une telle expérience, et a fortiori si on a la chance d’y participer, la gorge se noue et le cœur se gonfle jusqu’aux larmes.

Il n’est pas douteux que des émotions aussi puissantes et douces répondent à un besoin profond de notre être, au moins autant que le plaisir de satisfaire les besoins matériels plus immédiatement liés à notre existence physique et à notre confort personnel ou encore à notre nombrilisme. Ce n’est pas un hasard si égoïsme et altruisme ont été les deux piliers inséparables de toute morale humaine. Ce qui nous différencie les uns des autres, c’est la force que nous donnons, selon les circonstances, à l’un et à l’autre. Au fond, l’action politique des gouvernements se ramène à cela : tirer des bords entre d’un côté la soumission aux intérêts les plus étriqués, ceux d’une population limitée, d’un camp, d’un clan ou d’une situation, et de l’autre le service des exigences les plus élevées, les plus étendues et les plus universelles.

C’est le propre des grandes nations dans l’Histoire d’avoir réussi pour un temps à concilier les deux caps. La Révolution de 1789 fut, dans notre histoire, ce moment par excellence où pour répondre aux attentes d’un peuple en particulier, la raison humaine, transcendant les particularismes, élargit la conscience du réel aux dimensions du genre humain. C’est ce que Michelet soulignait en la qualifiant de « désintéressée ».

Depuis lors, nous avons eu le temps de revenir à une conception moins romantique, plus réaliste et plus prosaïque, de l’intérêt des peuples. L’essor irrésistible du capitalisme industriel et financier nous y a aidés en imposant partout, par les échanges de bombes tout autant que par celui des marchandises, le modèle d’existence le plus universel qui soit, celui de la consommation généralisée à crédit et à outrance, de la « grande bouffe », du grand déboutonnage, du grand foutoir post-moderne, où le seul objectif digne d’être poursuivi reste l’enrichissement individuel par les voies les plus rapides, sans se laisser freiner par l’éthique, la pudeur ni la dignité.

Ne comptons pas sur nos représentants politiques pour nous aider à réenchanter notre vision du monde et à écrire une suite à notre « roman national ». Obsédé.e.s par leur bien-être et leurs intérêts de classe, d’entreprise ou de famille, aliéné.e.s par leur goût du lucre et de la jouissance, ces gens-là, tout comme leurs électeurs, sont incapables de rien révolutionner. Ceux de gauche se sont tellement coulés dans le moule du libéralisme capitaliste qu’ils ne conçoivent même plus qu’on puisse le briser. Ceux de droite, eux, rêvent de revenir à l’Ancien Régime, dont ils ne sont jamais tout à fait sortis mentalement.

Assurément, si un autre Michelet écrivait aujourd’hui notre histoire, ce n’est pas de bonheur qu’il pleurerait, mais de dégoût et d’indignation.

Alain Accardo

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Chronique parue dans La Décroissance en mai 2017.

Du même auteur, vient de paraître, Pour une socioanalyse du journalisme (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).