Au jour le jour

Le Phénix

Comme on pouvait s’y attendre, la perspective de la prochaine présidentielle de 2017 a d’ores et déjà commencé de remuer les hautes et basses couches du marais médiatico-politique. Dans la gauche de gouvernement, une campagne prend de l’ampleur, qui vise à populariser l’idée qu’il faut organiser une primaire pour désigner un candidat unique capable de rallier à sa personne l’ensemble du « peuple de gauche » et de remplacer avantageusement un Hollande déconsidéré et déjà battu.

Que dire qui n’ait été dit cent fois déjà ?… Quelle malédiction que cette incapacité des générations successives et toujours aussi décervelées à retenir les leçons du passé et les enseignements de l’expérience, cette étrange compulsion qui pousse un peuple, de gauche ou d’ailleurs, à retomber dans ses erreurs comme le chien retourne à son vomi. En l’occurrence, une fois de plus, on se met en quête de l’homme providentiel (et aussi aujourd’hui de la femme, simagrée paritaire oblige), on cherche l’individu hors du commun, le ou la Super(wo)man qui sera capable de maintenir en l’air, de sa poigne de Titan, le flanc de la montagne sur le point de se détacher et de tout écraser sur son passage ! Sainte Geneviève de Lutèce, Saint Louis de Vincennes, Sainte Jeanne de Donrémy, Saint Bonaparte d’Ajaccio, Saint Maréchal de Vichy, Saint Charles de Colombey, de grâce, posez votre auguste pied sur notre nuque servile, étendez votre dextre, touchez nos écrouelles et empêchez le malheur de s’abattre sur nous.

Tout le monde sait qu’« Il n’est pas de sauveur suprême / Ni dieu, ni césar, ni tribun » et que la remise de soi entre les mains d’une puissance supérieure crée à terme plus de problèmes qu’elle n’en résout ; on le sait, mais on ne veut pas y croire, de crainte sans doute de trop désenchanter une terne existence.

Chers camarades de gauche, vous qui errez misérablement, une lanterne à la main, à la recherche d’un être providentiel digne de votre allégeance, quand donc vous aviserez-vous que votre quête est inutile, que vous prenez la question par le mauvais bout et qu’il ne s’agit pas tant de trouver un nouveau candidat pour le peuple de gauche que de susciter un nouveau peuple de gauche avec des partisans décidés à abattre l’Ancien Régime. Alors peut-être surgiront de vos rangs, non pas un(e) représentant(e) d’exception, mais des milliers de citoyen(ne)s dignes de ce nom qui accepteront de se fatiguer un peu à gérer ensemble les affaires publiques.

Supposons en effet que vous mettiez la main sur l’oiseau rare que vous cherchez désespérément, que se passera-t-il une fois qu’il aura été hissé sur le pavois ? De deux choses l’une :

— ou bien vous êtes capables de vous organiser en une démocratie véritable, à tous les niveaux, dans tous les domaines, et vous découvrirez très vite qu’une vraie démocratie, à l’opposé des caricatures historiquement et toujours existantes, n’a besoin ni de grands ni de petits chefs mais qu’elle a besoin de citoyens responsables, compétents, lucides, courageux et désintéressés. Ce qui requiert un investissement civique considérable et donc beaucoup de temps, d’énergie et de réflexion. La démocratie est un combat qui, pour ne pas se réduire à un feu de paille, a besoin d’un engagement personnel de longue haleine, soutenu par l’effort collectif ;

— ou bien vous vous dépêchez de retourner à votre mode de vie habituel, à ce quotidien petit-bourgeois dont l’accoutumance seule vous empêche de voir à quel point il est délirant, irresponsable, futile, veule et indigne à tous égards. Et alors, que se passera-t-il ? Les logiques objectives du système, que vous aurez laissées intactes, continueront à agir comme précédemment, en dépit de la présence de votre phénix et de ses congénères à la tête des différents appareils et institutions que vous leur aurez abandonnés. Vous continuerez à être gouvernés comme des petits-bourgeois réels ou en espérance, avides de consommation et courant éperdument après un pouvoir d’achat et une croissance toujours décevants, et vous servirez de marchepied à d’infectes élites petites-bourgeoises carriéristes, jalouses de leur pouvoir et prêtes à toutes les compromissions et à tous les reniements pour le conserver, comme fait aujourd’hui le PS de Hollande, comme a fait avant lui l’UMP de Sarkozy, et comme ferait, n’en doutez pas, le FN de Le Pen, dont le racisme institutionnalisé ajouterait encore à la ségrégation sociale et à l’injustice.

Le monde moyen de la classe moyenne, à laquelle malheureusement vous et moi appartenons sociologiquement, est un monde plutôt abject. C’est le propre des classes moyennes de tous les temps. Reprenez vos livres d’histoire, vous verrez que c’était déjà vrai du temps de Périclès, de l’empereur Auguste, ou de Napoléon III, ou de la Florence des Médicis, ou du Chili de Pinochet, etc., toujours et partout où les riches, les seigneurs, les patriciens ont eu besoin d’aides et de complices pour domestiquer et tondre les pauvres. Les structures objectives des rapports sociaux de domination sont implacables.

Encore les classes moyennes d’autrefois (celles par exemple du Ve siècle à Athènes, de la Renaissance en Italie, ou de notre Âge classique) ont-elles été capables d’apporter des contributions importantes à la montée de civilisations brillantes et fécondes. Ces classes moyennes avaient encore des idéaux et croyaient encore avoir un autre destin que celui de servir les puissants ; et même si elles bafouaient souvent leurs valeurs dans la pratique, elles n’avaient pas encore placé inconditionnellement le Capital au sommet de la hiérarchie. Aujourd’hui, ne croyant plus en rien qu’en l’argent, ses pouvoirs et ses plaisirs, nos classes moyennes font encore mine d’honorer la Vertu mais en réalité ce n’est plus qu’un masque pour aller au bal des Travestis.

Quand une civilisation en arrive à ce point de grimace et de tartuferie, c’est qu’elle est spirituellement à bout de sève, de souffle et de sens. C’est que sa classe moyenne en particulier n’est plus qu’une baudruche dépourvue des moyens matériels et symboliques de soutenir sa prétention, et ne peut plus que se jouer la comédie de sa grandeur. Alors vous pouvez toujours chercher un phénix pour la faire renaître de ses cendres… Vous n’avez pas pris les choses par le bon bout, vous dis-je.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de mars 2016.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).