Au jour le jour

Les baudets pesteux

Les meilleurs esprits de notre époque s’accordent à reconnaître que notre société est désormais placée devant un choix crucial : ou bien s’obstiner dans la voie suivie jusqu’ici, devenue celle d’une course à la perdition ; ou bien tourner le dos à cette impasse pour essayer de construire un monde plus civilisé.

On peut évidemment, pour échapper à cette alternative, continuer à chercher de vaines échappatoires réformistes, comme on le fait depuis des décennies, en France et ailleurs. C’est peine perdue, on commence à le savoir, et chaque jour qui passe accumule les dégâts matériels et humains de « la crise ».

Malheureusement, les meilleurs esprits de notre époque ne sont pas au pouvoir. D’abord parce que la plupart n’en ont pas le goût, ensuite parce que, lorsqu’ils acceptent d’entrer dans l’arène, ils sont immédiatement stigmatisés et disqualifiés comme « populistes », « extrémistes », voire « terroristes », au seul motif de leur non-conformité au modèle dominant.

Il s’ensuit que la conduite de l’État est à peu près entièrement aux mains d’une « élite » formée par et pour la gestion du système et rien d’autre. Regardez-les parader devant les caméras : c’est un ramassis de petits bonshommes et bonnes femmes dont l’ego énorme peut faire illusion un instant parce qu’ils présentent bien, sortent des meilleures écoles et forment une caste fermée, quasi endogamique ; mais il apparaît très vite que leur vision des choses est incapable d’échapper aux déformations imprimées par les lunettes intellectuelles et morales du néolibéralisme.

À cet égard, la distinction traditionnelle entre la droite classique et la gauche de gouvernement (PS) a perdu toute espèce de pertinence. Il n’y a qu’à voir comment ils réagissent à la succession des « affaires » calamiteuses qui mettent gravement en cause l’honneur et la probité d’un nombre significatif d’entre eux, et non des moindres.

Leur commun réflexe est de recourir à la méthode éprouvée de l’individualisation de la faute, en isolant le baudet galeux pour mieux le charger. Vieux procédé cautionné par toutes les mythologies du libre-arbitre. Quelles que soient la matérialité et les circonstances du crime, on se donne l’illusion d’aller à la racine du mal en mettant en cause la nature peccamineuse du seul criminel. Le remède serait donc de mettre tous ces pervers à l’abri d’eux-mêmes en multipliant les mesures personnalisées du type « Déclaration de patrimoine », « Non-cumul des mandats », « Contrôle fiscal », etc.

Pour combattre la peste il suffirait d’établir un cordon sanitaire autour de chaque pestiféré. Rares sont les hommes ou les femmes d’État pour dénoncer le lien que de tels agissements personnels peuvent avoir avec la logique objective et impersonnelle d’un système que ses « ressources humaines » les mieux formatées et les plus zélées, telles que son patronat, ses cadres, ses politiciens ou ses intellectuels, ont profondément intériorisée. Et il n’y aura personne au Parlement, ni à l’UMP ni au parti socialiste, pour dire honnêtement : 

« Non, ne nous racontons pas d’histoire et ne prenons pas les gens pour des imbéciles. Les tricheurs et les fripouilles ne sont pas des exceptions malheureuses dans nos rangs. Partout, y compris dans la société civile, ces gens-là sont potentiellement légion, ni meilleurs ni pires que les autres, tous programmés pour jouer un rôle dans la grande arnaque de la “démocratie” libérale bourgeoise. Ce sont les occasions qui font les larrons et le Marché fait le reste. Car c’est bien le système tout entier, dans son essence même, qui en infusant partout sa passion du lucre, son mercantilisme sans frontière, son rentabilisme sans mesure, son hédonisme sans pudeur et ses tolérances sans principe, est à la source de tous ces errements qu’il suscite, encourage et légitime pour son propre usage. C’est ça le système capitaliste que nous gérons, une école du crime autorisé qui porte à son fronton l’implacable injonction : “Que nul n’entre ici, s’il répugne à servir l’Argent en se servant.” Et c’est pourquoi, même parmi les meilleurs d’entre nous, les “élites” proclamées de notre monde économique, politique et culturel, il ne cesse d’y avoir des gens enclins, par avidité, ambition, orgueil ou bêtise, à piétiner l’éthique afin de pousser toujours plus loin leurs avantages et donc les limites de l’impunité que leur assure le système. Au risque de se faire pincer pour avoir bafoué le peu de décence ordinaire que la loi laisse subsister dans nos mœurs. »

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de mai 2013.

Du même auteur, vient de paraître, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).