Au jour le jour

Cassez-vous !

Il semblerait qu’une mode nouvelle fasse fureur parmi les nouveaux riches, j’entends ceux que l’industrie culturelle de masse (écrivains, cinéastes, acteurs, chanteurs, sportifs, etc.) a propulsés à des niveaux de fortune sans commune mesure avec leur talent quel qu’il soit.

Installés en quelques années, voire en quelques mois, au sommet d’une montagne de droits d’auteurs, de salaires démesurés, de cachets publicitaires prodigieux, de royalties faramineuses, ils regardent du haut du trône où les a placés, à tort ou à raison, l’engouement médiatiquement attisé de millions de consommateurs, la foule innombrable de leurs concitoyens moins chanceux qui s’exténuent à courir après le métro, le boulot et le dodo. Convaincus qu’ils ne doivent leur réussite qu’à leur seul génie personnel, ils trouvent que ces légions de gens ordinaires sont des gagne-petit minables menant une vie forcément dépourvue d’intérêt puisqu’ils n’ont ni un compte bancaire en Suisse, ni une résidence aux îles Caïman, ni une Ferrari dans leur garage.

Alors, écœurés par le spectacle déprimant de cette existence impécunieuse et sans souffle, mais incapables de réaliser que c’est à cette médiocrité ambiante même qu’ils doivent leur propre statut d’idoles, ils laissent tomber ce verdict dédaigneux et désabusé : « J’en ai marre de ce pays, il n’est pas digne de moi, je ne me sens plus Français, je me casse. Allez, ciao bande de minus franchouillards, je m’évade, je vous laisse macérer dans votre cul de basse-fosse hexagonale, dans le jus aigrelet de votre ressentiment, enfermés dans le cagibi étouffant de vos réglementations tatillonnes, moi je passe par le soupirail, je me tire, à moi l’air pur, les grands espaces offshore et les vastes ciels bleus des paradis fiscaux, à moi la dolce vita, à moi la pluie d’or, à moi la liberté ! Et que les traîne-savates se démerdent dans ce pays de merde ! Rien à cirer ! »

Pauvres petits-bourgeois gentilshommes, nouveaux émigrés de l’aristocratie d’argent, si vous aviez seulement moitié autant de lucidité que vous avez d’argent, vous comprendriez que votre évasion n’est qu’une fuite en avant vouée à l’échec et que vous vous mentez à vous-même en présentant comme une soif de liberté ce qui n’a jamais été qu’une auri sacra fames, un exécrable appétit pour le pognon.

En vérité, vous ne trouverez pas ce que vous allez chercher ailleurs, car votre argent, si facile et abondant soit-il, ne pourra pas acquérir ce qui vous manque cruellement. Votre fortune ne permet d’acheter que des sensations, comme celles que fabriquent les industries du luxe ; des sensations superficielles et fugaces par nature, à renouveler constamment et qui deviennent votre drogue. Vous pouvez bien acheter des sensations, mais pas du sens. Celui-ci ne se vend pas chez Gucci, ni chez LVMH, ni chez Maserati, ni chez Hermès, pas plus qu’à la City, à Wall Street ou à Moscou. Il ne se déguste pas comme un alcool et ne s’injecte pas comme de l’héroïne. Vous pouvez toujours partir en expédition au Far West ou au Far East, vous n’y rencontrerez pas ce à quoi vous aspirez sans savoir le définir. Ce que vous essayez de fuir, en alléguant tantôt un impôt « confiscatoire », tantôt un climat de tracasserie administrative, tantôt une insuffisance d’esprit d’entreprise, ou encore l’atonie de la vie culturelle, c’est en réalité l’insupportable sentiment d’absurdité et de dérision toujours prêt à vous envahir dès l’instant que vous ne le tenez plus à distance au moyen de votre argent et des divertissements incessants qu’il vous procure. Engendrés par un monde en crise, formatés par un microcosme sans autre foi qu’un égotisme inconsistant et sans autre loi que celle de l’argent, condamnés à disputer une perpétuelle Transat en solitaire, vous espérez trouver ailleurs un supplément de légitimité pour vous donner la certitude que votre réussite mondaine, vos biens, vos oeuvres, font de vous quelque chose de plus que des marionnettes du show-biz et que votre vie pèse plus qu’un pet-de-nonne. Je vous accorde que la France actuelle n’est pas, loin s’en faut, le cadre idéal pour une vie épanouissante. Mais a-t-on jamais trouvé d’oasis ailleurs que dans les déserts ? En France pas moins qu’ailleurs : le capitalisme mondialisé a les mêmes effets déstructurants partout. Les « stars » de la jet-set internationale en sont, comme vous, la triste illustration, à qui pourrait s’appliquer le mot du poète latin Horace : « C’est de ciel qu’ils changent, et non pas d’âme, ceux qui courent à travers les mers. » Si vous voulez vraiment changer le monde, il y a largement de quoi vous occuper en France. Si vous voulez changer seulement de fuseau horaire, alors bon vent, on vous oubliera vite. Et votre départ assainira l’atmosphère.

Alain Accardo

Chronique parue dans le journal La Décroissance, du mois de février 2013. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).