Au jour le jour

George Dandin

En cette mi-novembre illuminée par la brillante conférence de presse de François Hollande qui a convaincu les journalistes, sinon les salariés et les chômeurs français, du devoir de voler inlassablement au secours des entreprises privées, des banques et du patronat, on se sent encore plus ragaillardi par les nouvelles arrivant d’une Europe méridionale en pleine ébullition.

De partout, de la place Syntagma d’Athènes à la Puerta del Sol de Madrid, de la Piazza del Popolo de Rome à l’avenue de la Liberdade de Lisbonne, sont parvenus aux manifestants parisiens les échos d’une colère populaire qui ne cesse d’enfler et gronder contre les plans d’austérité et de régression sociale mis en œuvre au nom de la lutte contre « la crise », avec le succès que l’on sait pour toute l’économie de la zone européenne, implacablement précipitée à la récession généralisée.

Partout on entend invectiver contre les dirigeants en place. La même clameur s’élève sous les fenêtres des palais gouvernementaux : « Dehors, dégagez ! » Dehors les Lucas Papademos, Mariano Rajoy, Mario Monti, Pedro Passos Coelho, Hollande et autres figures de proue de la droite ou de la social-démocratie européennes, fervents adeptes du néolibéralisme dont certains sont passés directement de leur fauteuil de manager de la banque Goldman Sachs à un siège de premier ministre, sans que nos gardiens du temple démocratique y trouvent à redire.

De prime abord, le spectacle de ces mobilisations furieuses ou indignées ne peut que réjouir tous ceux que désolait l’apathie des masses populaires. Leur résignation ne serait-elle pas d’abord et surtout celle de leurs « élites » et de leurs « représentants » ? On se reprend à espérer que les peuples excédés vont se cabrer assez fort pour jeter à terre ces aristocraties avides et ces clergés parasites à califourchon sur l’échine du Tiers-État, comme les montraient jadis les gravures révolutionnaires. Puis, à la réflexion, un doute s’installe : ne serait-on pas en train de prendre ses désirs pour des réalités ? Ce n’est pas la première mobilisation à laquelle on assiste ; pourquoi celle-ci serait-elle la bonne ? Même un vieux canasson fourbu peut encore ruer dans les brancards. Il suffit de lui faire sentir le mors pour le calmer et de lui mettre une poignée d’avoine dans la musette. Et d’ailleurs, à bien y regarder, à bien les écouter, tous ces manifestants, que réclament-ils exactement en dehors du départ de leurs tourmenteurs ? Auraient-ils la naïveté de croire que ces derniers ne seraient pas immédiatement remplacés par leurs jumeaux ? La Commission de Bruxelles, la BCE, le FMI et Goldman Sachs regorgent de candidat(e)s à caser.

Réclamer un changement de gouvernance, c’est au mieux l’expression d’un ras-le-bol, au pire un slogan creux. Ce qui importe, c’est de définir un changement radical de politique. Mais précisément, a-t-on entendu jusqu’ici, d’Athènes à Paris, de Rome à Madrid et Lisbonne, s’exprimer massivement un projet que l’on puisse qualifier expressément de « radical » ou même de « politique » avec ce que cela comporterait de vision d’ensemble et de principes fondamentaux en rupture totale avec le néolibéralisme ? Ceux qui auraient les moyens institutionnels de le faire, les appareils des grandes organisations politiques et syndicales, sont depuis longtemps passés à l’ennemi et se préoccupent seulement de contenir la grogne des salariés dans le registre des revendications salariales et celles-ci dans les limites de la négociation de bon ton entre « partenaires sociaux » de bonne compagnie. Qu’on ne compte pas sur eux pour faire la révolution !

Mais au fait, d’où sortent-ils, tous ces « représentants » du peuple, ces délégués, ces députés, ces parlementaires et autres porte-parole ? Ce sont, pour la plupart des élus, qui ont été portés au pouvoir par le vote de leurs concitoyens. Ce sont les « solutions » de ces gens-là qui sont, en dernier ressort, adoptées depuis des décennies par les populations des « démocraties » européennes, élections après élections, ce sont les plans concoctés par ces gens-là qui ont conduit les nations à la crise et les citoyens au désespoir, et c’est à ces gens-là que depuis des décennies, sans aucun discernement, les peuples soi-disant souverains, donnent le bon Dieu sans confession en les élisant et réélisant à tour de bras. Franchement, si un incorrigible chauffard, qui vous a déjà mis dans le fossé, vous invitait à repartir avec lui, lui feriez-vous confiance ? Alors ?…

Alors, en entendant les clameurs qui montent des places publiques, on ne peut s’empêcher de repenser à celui qui fut, au moins au théâtre, le premier à faire une mésalliance de classe, le malheureux paysan peint par Molière et qui, se découvrant cocu, se répétait tristement à lui-même : « Vous l'avez voulu, George Dandin, vous l'avez voulu, cela vous sied fort bien et vous voilà ajusté comme il faut, vous avez justement ce que vous méritez ».

Alain Accardo

Chronique parue dans le journal La Décroissance, du mois de décembre 2012. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).