Au jour le jour

L'émancipation par la culture

Lorsqu’il a remis la médaille de Paris à Lorànt Deutsch (4 juin 2010), Bertrand Delanoë a souligné que la ville avait voulu honorer l’auteur de Métronome, l’histoire de France au rythme du métro parisien (Michel Lafon, 2009), parce qu’il avait su faire partager aux lecteurs son « amour de Paris », tout en leur offrant une « vraie vision » de son passé.

Les historiens qui ont protesté contre cette reconnaissance officielle ont dénoncé les erreurs historiques et l’orientation royaliste de ce livre. Mais on peut aller plus loin en faisant le lien avec le projet de Maison de l’Histoire de France lancé par Nicolas Sarkozy. Ce projet, qui vient d’être abandonné, était justifié en effet par des arguments comparables à ceux du maire de Paris. Dans les deux cas, il s’agissait de promouvoir une histoire capable de susciter de « l’amour » (l’amour de Paris et l’amour de la France).

Les hommes politiques ont spontanément tendance à privilégier ce que j’appelle l’histoire-mémoire. C’est une histoire qui cimente des identités collectives (« nous Parisiens », « nous Français », etc.) en jouant sur des ressorts affectifs. Une histoire qui réhabilite des victimes, qui dénonce des coupables, qui distribue les éloges et les blâmes. L’énorme succès du livre de Lorànt Deutsch (deux millions d’exemplaires vendus) s’explique avant tout parce qu’il exploite ces ressorts identitaires pour séduire le grand public.

Les historiens professionnels récusent (pour la plupart d’entre eux) ce type d’histoire-mémoire, parce que la science qu’ils pratiquent et qu’ils enseignent obéit à d’autres principes. Le but civique de la connaissance est de favoriser l’émancipation des individus en développant leur esprit critique. Des citoyens émancipés, ce sont des citoyens qui pensent par eux-mêmes et qui choisissent leurs affiliations en connaissance de cause, pour des raisons rationnelles (ce qui n’interdit pas, évidemment, les motivations affectives). Des citoyens émancipés, ce sont aussi des hommes et des femmes qui ont appris à douter de leurs propres croyances. C’est un exercice douloureux pour tout le monde, mais Diderot disait déjà que le but ultime de l’éducation était de combattre les préjugés en mettant « le peuple à la gêne ».

En rendant un hommage solennel à Jules Ferry et à Marie Curie, le jour de son investiture (15 mai 2012), le nouveau président de la République a fait l’éloge de « l’école comme émancipation », présentant « la connaissance, le goût d’apprendre, la jubilation de la découverte, le sens de la curiosité intellectuelle » comme autant de « trésors auxquels l’Ecole a pour vocation de préparer les jeunes consciences, tous les enfants de la Nation ».

Ce rappel de l’idéal des Lumières est réconfortant. Malheureusement, en ciblant son discours uniquement sur le milieu scolaire, François Hollande a considérablement affaibli la portée civique de son propos. On peut craindre que la nouvelle politique culturelle qui s’ébauche entérine, une fois de plus, la division du travail héritée d’André Malraux : un discours sur le savoir à destination des enseignants et des élèves ; un discours sur l’éducation populaire à destination des associations et des « jeunes de banlieue » ; un discours sur la création à destination des artistes et des publics cultivés.

Faire porter toute la responsabilité de l’éducation civique sur les épaules des enseignants et des travailleurs sociaux revient à dédouaner de leurs responsabilités les autres acteurs de la sphère publique. C’est aussi une manière de conforter les préjugés ethnocentristes des élites qui pensent qu’elles n’ont plus rien à apprendre et que seuls les élèves ou les pauvres ont besoin d’être « éduqués ».

Il est légitime que l’Etat s’efforce de répondre aux revendications et aux aspirations des différentes professions qui remplissent aujourd’hui des missions culturelles. Mais dans le même temps, il faut lutter contre l’atomisation des milieux que favorise l’institutionnalisation de la culture. Il faut inciter les artistes, les enseignants-chercheurs et les associations d’éducation populaire à travailler ensemble dans le respect des compétences de chacun. Tous ceux qui se sont engagés dans ce genre de démarche savent combien elle est difficile, fragile, ingrate. Au lieu de célébrer les auteurs déjà consacrés par le marché, la gauche ferait mieux d’encourager publiquement les expériences que mènent, loin des caméras et des micros, ceux qui croient encore à l’idéal universaliste des Lumières.

Soutenir ce genre d’expériences n’est pas seulement une exigence civique. C’est aussi un moyen d’appréhender concrètement des problèmes trop souvent négligés. Quel rôle peut jouer l’art dans la transmission du savoir ? Quel rôle peut jouer la science dans le développement de la création ? Comment les publics auxquels nous nous adressons s’approprient-ils nos discours et nos œuvres ? C’est en répondant à ces questions que l’on pourra redynamiser la culture publique en lui donnant de nouvelles armes pour résister aux lois du marché.

Gérard Noiriel

Texte initialement paru dans Le Monde du 11 octobre 2012