Au jour le jour

Et vogue la galère…

La rentrée a eu lieu. On nous avait prédit, comme d’habitude, qu’elle serait socialement « chaude ». Comme d’habitude, il ne s’est rien passé. Plus exactement, les choses ont suivi leur cours, celui que leur imprime ce que les médias appellent « la crise ». Une fois de plus, le capitalisme international a réussi à transformer une catastrophe engendrée par son propre fonctionnement en une espèce de fatum transcendantal implacable auquel les peuples ne pourraient espérer échapper qu’au prix de sacrifices redoublés. La vraie droite, déguisée chez nous en fausse gauche, gouverne partout, au détriment des travailleurs et dans l’intérêt des financiers.

Le peuple, ou plutôt la chiourme des petits et moyens salariés, hébétée par les puissants stupéfiants qu’on lui administre, continue à ramer en cadence, enchaînée aux bancs de la galère, tandis que ses chefs de nage vocifèrent : « Gauche-droite, babord-tribord, allons, tas de feignants, du nerf, souquez ferme si vous ne voulez pas finir sur les récifs ! » Ça fait des générations que ça dure. Il y a là quantité de gens dont les aïeuls des bisaïeuls étaient déjà avec Jean Valjean au bagne de Toulon, c’est vous dire que tout de même, oui monsieur, tout de même, la situation s’est bien améliorée. Avant, on ne s’évadait du château d’If que cousu dans un linceul et jeté à la mer. Maintenant, il suffit à un employé de multinationale de sauter librement par la fenêtre. Avant, le bagnard succombait au scorbut et à la malaria. Le galérien d’aujourd’hui meurt en parfaite santé d’un excès de stress au travail, à moins qu’il n’ait le privilège d’abréger sa carrière avec son arme de service, ou au moyen d’une overdose.

Certains observateurs en infèrent que les choses ont bien changé. Je reste quant à moi plutôt sensible à la continuité d’un système de domination de classe où, depuis la mainmise sur la Révolution française de la bourgeoisie réactionnaire thermidorienne, il ne s’est rien passé de vraiment nouveau, je veux dire rien qui permette d’affirmer qu’on est vraiment sorti de la préhistoire humaine, sur le plan des structures objectives s’entend, même si, sur le plan des mœurs, des manières, des relations interpersonnelles et des pratiques culturelles, des effets de mode formels ont pu affecter, comme leur nom l’indique, les modalités des rapports sociaux (dans le sens d’une libéralisation croissante), à défaut de pouvoir en changer la matérialité.

Je persiste à dire, avec beaucoup d’autres, que si Marx ressuscitait aujourd’hui, il pourrait, moyennant les corrections nécessaires pour prendre en compte le degré de développement des forces productives actuelles, écrire de nouveau Le Capital et Le Manifeste communiste. On ne manquera pas de me dire que, précisément, l’un des changements les plus considérables ayant modifié, du moins dans le monde occidental, le rapport des forces, c’est l’élargissement de l’adhésion, volontaire et involontaire, des masses à un système qui a su porter à un point de perfection inégalé les technologies de la manipulation et l’art de faire croire que les choses changent ou qu’elles sont sur le point de changer dans le bon sens.

Je dois admettre que l’efficacité atteinte par le capitalisme contemporain dans le processus de domestication inhérent à tous les régimes historiquement connus de domination de l’homme par l’homme – processus qui fait du travailleur exploité le complice reconnaissant de sa propre exploitation et le bourreau-adjoint de ses semblables – demeure de nos jours un obstacle majeur à la lutte révolutionnaire. Si à quelque chose malheur est bon, l’avantage de la situation de crise aiguë où nous nous trouvons pourrait être de tirer les galériens de leur hébétude et de leur faire prendre, avec la juste conscience de leur situation et de leur force, le commandement de leur vaisseau.

C’est ce que sembleraient indiquer les soubresauts qui ont commencé de soulever, çà et là en Europe, les masses populaires. Ces mobilisations de travailleurs inquiets, frustrés, furieux, sont-elles les signes avant-coureurs d’une rupture prochaine avec le système, comme le croient les plus optimistes, ou bien semblables à des chiens qui, d’avoir été trop battus, retroussent parfois en grondant une babine sur leurs crocs avant de s’aplatir en gémissant aux pieds de leur maître, les galériens vont-ils retourner docilement à leurs bancs pour ramer en cadence ? On aimerait voir dans le simple fait de se poser aujourd’hui la question un encouragement nouveau à ne pas désespérer.

Alain Accardo

Chronique parue dans le journal La Décroissance, du mois d'octobre 2012. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).