Au jour le jour

Le fétiche culture

Un usage médiatique intensif et sans discernement du concept de culture a fait de celui-ci une notion fourre-tout qui sert à justifier tout et n’importe quoi, et qui a contribué à dévoyer plus d’un « débat de société ».

Par exemple en ramenant les problèmes politiques, économiques et sociaux, liés au traitement des populations issues de l’immigration, à la question de l’appartenance à des minorités ethniques, dont la culture d’origine est différente de la culture dominante. On a redécouvert le « pluriel » et le « métissé », les « racines » et l’« héritage », comme si la République n’avait pas toujours été, depuis ses origines, une mosaïque de groupes socio-culturellement différents, mais réunis dans la revendication d’une même citoyenneté, la reconnaissance des mêmes droits et des mêmes devoirs, la foi en un même idéal. Pourquoi chicanerait-on à des cultures d’origine maghrébine ou africaine, une reconnaissance qu’on ne refuse pas aux cultures bretonne, auvergnate, gasconne, corse et autres composantes de « la diversité » nationale ? Chacun(e) d’entre nous a droit à sa culture.

Mais il importe, en l’occurrence, de ne pas se tromper de problématique. La question fondamentale n’est pas de savoir s’il faut absolument sauver ou non, en tout ou en partie, une culture. Quelle qu’elle soit, populaire ou aristocratique, minoritaire ou majoritaire, ancienne ou récente, indigène ou exotique, une culture (au sens anthropologique du terme comme au sens élitiste), ne mérite d’être ni encensée ou dénigrée par principe, ni assumée aveuglément, de façon affective, mais doit être analysée et évaluée en fonction des rapports sociaux de domination – et particulièrement chez nous des rapports de classes – dont elle est à la fois cause et effet, qu’elle favorise ou qu’elle contrecarre, qu’elle ennoblit ou qu’elle stigmatise. Ainsi par exemple, ce serait une singulière forme de respect humain que de laisser, en France, un groupe social, sous prétexte de ne pas attenter à sa dignité culturelle, à l’intégrité de son identité ethnique, continuer à imposer à ses jeunes filles l’excision rituelle.

Au regard d’une conscience progressiste, tout ce qui dans une culture donnée autorise certains humains à en opprimer d’autres, physiquement ou psychologiquement, matériellement ou moralement, est un facteur d’aliénation et doit être dénoncé comme tel. Toute culture est en effet constituée d’options pratiques et théoriques qu’un groupe social a été conduit à adopter au fil de son histoire parce qu’elles permettent, à une époque donnée, d’instaurer un ordre vivable et de faire coexister sans conflits destructeurs hommes et femmes, jeunes et vieux, aînés et cadets, riches et pauvres, maîtres et serviteurs, initiés et profanes, etc., dans un certain type de rapport au monde.

Lorsque avec le temps et les inévitables transformations du mode de production, cet ordre relatif se met à apparaître de plus en plus comme un désordre, et que la culture dominante devient impuissante à masquer les injustices, à euphémiser les contradictions ou à justifier les inégalités existantes, le moment est venu de critiquer la culture concernée, c’est-à-dire d’examiner rationnellement ce qu’elle peut conserver éventuellement de promouvant et de libérateur et ce en quoi elle est désormais un frein ou un obstacle à l’émancipation du plus grand nombre.

Ce genre de critique fait partie de la lutte des classes sur le terrain de l’idéologie, et il est de la plus grande importance de la développer sans préjugés fétichistes. Une pratique ou une institution qui aurait pour effet d’humilier, exploiter ou opprimer des êtres humains, même avec leur consentement, ne saurait être tenue pour légitime sous le seul prétexte qu’elle est ancestrale et consacrée par la tradition. Or toutes les cultures, y compris la « culture » petite-bourgeoise de l’ethnie « Bobo », comportent peu ou prou de telles pratiques, car toutes portent l’empreinte des rapports de classes qui les ont historiquement façonnées en se combinant étroitement aux différences de sexe, d’âge, de couleur, de langue, etc., différences purement factuelles arbitrairement érigées en inégalités de valeur. Aucune culture ne saurait donc être défendue inconditionnellement, même au nom d’un pluralisme bien intentionné.

Perdre de vue cet aspect des choses, c’est se condamner à brouiller la vision du réel et à tomber dans le confusionnisme. C’est ce qu’ont fait malheureusement la plupart des classes moyennes au cours des dernières décennies. Pour la raison décisive qu’elles avaient déserté le terrain de la lutte des classes et transhumé, sous la houlette de leurs bergers réformistes et contre-révolutionnaires, vers les consensuels pacages de la société de consommation et de communication, en même temps que leurs fractions intellectuelles sombraient dans le relativisme culturaliste et l’éclectisme informe de l’idéologie post-moderne. Quand on ne sait plus, ou qu’on ne veut pas, distinguer possédants et dépossédés, exploiteurs et exploités, on se met à classer les gens selon leur couleur, leur accent, leur confession, leurs mœurs, etc., et le moins qu’on puisse dire c’est que cela fait bien l’affaire des ethnies et des « héritiers » de l’establishment et du CAC-40.

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de juillet 2010. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).