Au jour le jour

Vision du monde

Le Médiateur de la République, Mr Delevoye, a remis récemment au Président Sarkozy, son rapport annuel sur l’état de notre société. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le bulletin de santé n’est guère rassurant.

Le bon docteur Delevoye, qu’on ne saurait soupçonner de vouloir attrister sans raison ses amis de la majorité, se croit tenu de formuler un diagnostic sévère où il est question d’ « usure psychique » d’une population stressée par le présent et angoissée par l’avenir, d’une masse de citoyens à bout de forces, ulcérés par l’injustice, frustrés et pleins de ressentiment contre l’administration et les institutions ; il parle d’une dégradation des rapports humains « avec des montées d’agressivité au sein des familles, des entreprises, des espaces publics » et d’ une « banalisation de la violence » qui menace la cohésion sociale. Il met en garde au passage nos gouvernants contre « d'un côté, trop de gestion des émotions collectives, le plus souvent médiatisées, de l'autre, pas assez de construction d'une vision collective ». Il décrit une France sur laquelle nos médias courtisans ne s’attardent guère et qu’il appelle « la France des invisibles », celle des sans le sou, sans emploi, sans espoir, qui sont légion. Bref, le rapport est accablant. Pire que cela, il frise le subversif.

Après un tel tableau clinique de l’état du malade, on s’attendrait à ce que notre consultant national préconise une thérapeutique à la mesure des dégâts, un traitement étiologique, de nature à s’attaquer aux racines profondes du mal et pas seulement aux symptômes les plus apparents. Hélas, tout ce qu’il est capable de proposer c’est, nous dit-on, de « retrouver des lieux d'apaisement, de compréhension, d'explication, pour reconstruire un "vivre ensemble", sinon c'est le chacun pour soi qui l'emportera, et c'est la fin du pacte républicain ». Décidément, de nos jours, le blabla psychologisant et communicationnel est devenu la panacée de toutes les catastrophes, le dictame de toutes les souffrances, l’essentiel étant de ne pas troubler le merveilleux consensus républicain qui lie indéfectiblement les femmes-ministres et les femmes de ménage, les hommes de pouvoir et les hommes de peine, les petits salariés surendettés et les dirigeants des grandes banques, les chômeurs en fin de droits et les bénéficiaires des retraites-chapeaux.

C’est qu’en vérité, M. Delevoye et les autres belles âmes de la droite compatissante, n’ont rien à proposer : leur pharmacopée, celle des Diafoirus de toutes les époques, n’a jamais contenu que du sirop d’orviétan et de la poudre de perlimpinpin. D’ailleurs même leur diagnostic est faux ou, pour le moins, incomplet : le mal dont notre société est en train de crever, ce n’est pas une absence ou une insuffisance de « vision collective ». Celle-ci existe bel et bien et c’est même elle qui nous a conduits à l’abîme. Cette vision, c’est celle du néolibéralisme qui a triomphé partout et transformé notre monde en un immense cirque où la multitude des pauvres s’épuise à courir derrière les riches en désespérant de pouvoir jamais les rattraper et a fortiori égaler leurs records de gaspillage et de dépravation. Evidemment, ce n’est pas un idéal dont une nation puisse vraiment s’enorgueillir, mais c’est bien une philosophie de l’existence, au-dessous de la ceinture et au ras du tiroir-caisse, que le système s’efforce d’inculquer uniformément à sa population dès le plus jeune âge.

Au demeurant, qui donc pourrait forger une « vision collective » capable de tirer tout un peuple vers le haut : nos énarques carriéristes, nos banquiers sans scrupules, nos PDG sans vergogne, nos députés caporalisés, nos syndicalistes cogestionnaires, nos journalistes domestiqués, nos intellectuels de studio, nos juges déboussolés, nos enseignants déprimés, nos prêtres éteints, nos « stars » nombrilistes ? Allons donc ! Toutes ces soi-disant « élites », cette bourgeoisie aussi avide qu’insatiable et arrogante, cette petite bourgeoisie aussi niaise que futile et prétentieuse, ce ne sont plus que des larves se tortillant sur le cadavre de la République. Le peuple prolétaire s’est laissé trop longtemps rouler dans la gadoue, il lui faut désormais repartir à l’assaut, pour raser la nouvelle Bastille. Et qui l’aime, le suive !

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois d'avril 2010. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).