Au jour le jour

Retour sur les conditions de rupture d’une semi-liberté

Alors que le tribunal d’application des peines a refusé à Jean-Marc Rouillan sa demande de libération pour raison médicale (26 octobre 2009) et qu'il reste à ce jour sans soins, il nous a semblé utile de revenir sur l’historique du traitement dont il a fait l’objet.

Cette mise au point s’oppose à la propagande dont la presse se fait l’écho. Ainsi, contrairement à la dépêche AFP du 23 octobre dernier, Jean-Marc Rouillan était incarcéré dans la maison d’arrêt des Baumettes et non pas « soigné à Marseille dans une unité hospitalière sécurisée interrégionale » – ce qui permet de faire croire que le détenu bénéficiait d’un suivi médical adéquat à la maladie orpheline diagnostiquée l’été 2009. Ensuite il reste douteux que les raisons pour lesquelles Jean-Marc Rouillan a été réincarcéré sont d’« avoir enfreint l’obligation de ne pas évoquer les faits lui ayant valu d'être condamné »[1]. Le texte qui suit revient notamment sur le montage médiatico-policier à l’origine de cette décision.

Pour son engagement, en Espagne et en France, dans la lutte armée contre la dictature franquiste au sein du MIL (Mouvement ibérique de libération, 1971-1973), et notamment pour les faits que relate son livre De mémoire (2), Jean-Marc Rouillan a été amnistié le 14 mars 1977 par le décret numéro 388 du prince Juan Carlos – décision assortie d’une expulsion à vie du territoire espagnol.

Dans les années qui suivent, Jean-Marc Rouillan participe à la fondation des GARI, « Groupes d’action révolutionnaire internationalistes », qui ont organisé, entre autres actions, des attentats contre la Viguerie épiscopale et la Banco Español, des postes-frontière franco-espagnols, des voies reliant la France et l’Espagne. Le 3 décembre 1974, Jean-Marc Rouillan est arrêté pour ses activités au sein des GARI, qui lui valent d’être « condamné par le tribunal de grande instance de Paris, le 29 septembre 1975, à la peine de 7 mois d’emprisonnement et 1.000 francs d’amende pour des faits de contrefaçon » ; et, par « la Cour d’appel de Toulouse, le 7 décembre 1976, à un an d’emprisonnement pour les faits de vol, de recel, d’acquisition […] de munition ou d’arme de catégorie 1 ou 4 »[2].

Libéré en mai 1977, Jean-Marc Rouillan est assigné à résidence à Toulouse ; le reste des charges qui pèsent sur lui tombant sous le coup de l’amnistie royale espagnole. Deux ans plus tard, il participe à la fondation du groupe Action directe (AD), dont la première intervention fut, le 1er mai 1979, le mitraillage des locaux parisiens du CNPF (Conseil national du patronat français). Suivront des attentats contre les ministères du Travail, de la Santé et de la Coopération, les locaux de plusieurs services de police, la SONACOTRA (Société nationale de construction de logements pour les travailleurs) ou encore plusieurs sociétés immobilières impliquées dans des expropriations de logements dans les quartiers populaires de Paris[3].

Le 13 septembre 1980, Jean-Marc Rouillan est arrêté rue Pergolèse, à Paris, avec Nathalie Ménigon. Durant cette nouvelle incarcération, Jean-Marc Rouillan sera, dans le cadre des actions du GARI (réveillées pour l’occasion par la mécanique judiciaire), reconnu coupable de dix attentats et cinq vols à main armée mais acquitté par la cour d’assises en janvier 1981, qui justifia les actions par le contexte politique de la dictature franquiste.

Libérés en août 1981 à la suite de la loi d’amnistie, certains membres d’AD, dont Jean-Marc Rouillan, s’organisent en soutien aux habitants précaires du quartier Barbès, dans le 18e arrondissement parisien. Après une vague de répression policière qui écrase la mobilisation avec l’évacuation des bâtiments squattés, le groupe passe à nouveau dans la clandestinité en juin 1982 et prépare, à l’occasion du sommet du G7 à Versailles, un attentat contre le siège européen du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, avenue d’Iéna, à Paris.

Le 19 août, l’État dissout Action directe. Une série d’actions armées sont alors menées par divers groupes, en son nom, contre des sociétés américaines, la marine française, l’OTAN, le ministère de l’Industrie et des institutions européennes, le siège du parti socialiste français, plusieurs sociétés d’armement et les sièges de divers médias.

Le 22 février 1987, avec Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et Georges Cipriani, Jean-Marc Rouillan est arrêté à Vitry-aux-Loges. Le 26 février 1988, la cour d’assises de Paris condamne ce dernier à « la peine de 13 ans de réclusion criminelle pour les faits de vol avec arme » ; le 4 juillet suivant, la cour d’appel de Paris ajoute « une peine de 10 ans d’emprisonnement pour les faits de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ». Le 14 janvier 1989 puis le 19 mai 1994, la Cour d’assise prononce les dernières condamnations « à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 18 ans pour les faits de complicité d’assassinat (assassinat de Georges BESSE Président directeur général des usines Renault [et…] assassinat de M. René AUDRAN, ingénieur général de l’armement »[4].

Durant ses vingt-cinq années d’incarcération, Jean-Marc Rouillan connut onze ans de quartiers de haute sécurité ou d’isolement ; puis les centrales de Lannemezan et d’Arles, où il a écrit l’essentiel de ses livres[5].

Le 6 décembre 2007, Jean-Marc Rouillan obtient une « libération en semi-liberté » subordonnée, parmi d’autres obligations de « bonne conduite », à celle de « s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise ».

Les éditions Agone engagent Jean-Marc Rouillan, le 17 décembre, dans le cadre du régime de semi-liberté : du lundi au vendredi, il quittait le centre de détention de Marseille (Les Baumettes) à 7 heures pour se rendre dans nos bureaux et il rentrait à 19 heures en prison, où il passait ses week-ends. Il a participé, entre autres tâches, à la finalisation de plusieurs titres[6].

À l’occasion de la parution du recueil de ses Chroniques carcérales, une conférence de presse avait été autorisée ar le juge d’application des peines « anti-terroriste[7]», dans les locaux d’Agone, le 21 janvier 2008 à 10 heures, du moment qu’elle se limitait à la presse écrite : ni radio ni télévision.

Furent ensuite inlassablement refusées à Jean-Marc Rouillan toute intervention en librairie (sur quelque thème que ce soit) ou dans tout lieu public (sur quelque territoire que ce soit). Quant à l’aménagement de son temps libre en dehors des horaires de travail (9 heures - 17 heures), Jean-Marc Rouillan a bénéficié, en tout et pour tout, de quelques soirées consacrées à des réunions éditoriales et de deux permissions dominicales.

Entre janvier et septembre 2008, des entretiens et comptes rendus de ses livres paraissent régulièrement, surtout dans la presse militante ; non que tous les médias officiels (y compris la télévision) ne nous aient pas transmis régulièrement des demandes d’interviews, mais à chaque rappel de notre part des conditions de l’exercice – Jean-Marc Rouillan doit « s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise » –, les demandeurs n’étaient plus intéressés « pour le moment »…

Courant septembre 2008, Jean-Marc Rouillan accorde deux interviews : l’une au correspondant de Libération à Marseille – qui paraîtra, dans des conditions normales, sous le titre « J’assume totalement mon passé mais je n’incite pas à la violence »[8]; l’autre à un apprenti journaliste qui s’est d’abord présenté à lui comme correspondant du Monde, et fera finalement paraître son entretien dans L’Express du 2 octobre – après les refus du Monde, du Monde 2, du Journal du dimanche et du Nouvel Observateur.

De ce dialogue qui revient surtout sur ses engagements politiques aujourd’hui, on ne retiendra qu’une question : « Regrettez-vous les actes d’Action directe, notamment cet assassinat [de Georges Besse] ? », à laquelle Jean-Marc Rouillan a répondu : « Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique. »

L’Express met son « scoop » en ligne le 1er octobre à 8 heures. À midi, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) relaie les propos de François Hollande sur Europe 1, qui se dit « choqué que Jean-Marc Rouillan n’ait aucun élément de regret, de contrition par rapport à ce qui s’est fait, l’assassinat [de l’ancien patron de Renault Georges Besse] » ; l’AFP précisant que, « dans une interview à L’Express à paraître jeudi, Jean-Marc Rouillan laisse entendre qu’il ne nourrit aucun regret pour l’assassinat de Georges Besse ».

Six heures plus tard, sous le titre « Rouillan risque le retour en prison pour son apparent manque de remords », l’AFP relaie cette fois le parquet, qui a demandé la révocation de la semi-liberté : « M. Rouillan a enfreint dans cette interview une des obligations qui pesaient sur lui, celle de s’abstenir de toute intervention publique relative aux infractions pour lesquelles il a été condamné » ; l’AFP ajoutant son propre commentaire, selon lequel Jean-Marc Rouillan a « laissé deviner son absence de remords ».

Le ton et l’interprétation sont donnés : une bonne part de la presse suivra, de La Croix au Figaro, à L’Humanité, Sud-Ouest, etc., le plupart du temps mot pour mot. Le jour même, le juge d’application des peines de Paris « compétent en matière de terrorisme » rendait son « ordonnance suspendant la mesure de semi-liberté » de Jean-Marc Rouillan pour avoir « profondément troublé l’ordre public » et afin « d’éviter tout contact avec les médias ». Deux semaines plus tard, le 16 octobre, le régime de semi-liberté était révoqué par le tribunal de l’application des peines, « considérant que les propos de M. Rouillan sont l’expression de l’opinion de leur auteur sur les crimes commis par le groupe terroriste auquel il appartenait et pour lesquels il a été jugé et condamné et constituent une violation de l’obligation de sa semi-liberté[9]».

Ces « trois semaines depuis lesquelles l’ancien terroriste d’Action directe a été réincarcéré pour des propos qu’il n’a pas tenus » – pour reprendre une formule de simple bon sens[10]– ont donné l’occasion à de nombreux plumitifs de s’afficher dans les médias pour livrer leurs opinions sur les effets de quelques mots mis en scène par les mêmes médias. Ces trois semaines ont surtout montré l’efficacité de la machinerie journalistique pour faire croire au plus grand nombre que quelqu’un avait dit une chose qu’il n’avait pas dite. Car Jean-Marc Rouillan n’a jamais déclaré qu’il ne regrettait pas son passé mais qu’il ne serait autoriser à en parler que pour l’abjurer, et rien d’autre. Pourtant, en deux jours de rumeur médiatique, il commence par « laisser entendre qu’il ne nourrit aucun regret pour l’assassinat de Georges Besse » (AFP), puis il n’a « pas de regrets, pas de remords, pas même le début du commencement d’un doute » (Le Figaro) ; enfin ce « terroriste non repenti » qui, pour La Croix, « n’a fait état d’aucun remords » devient, pour LCI, un « assassin sans regrets »[11].

Enfin la cour d’appel, en audience le 27 novembre, arrêt prononcé le 4 décembre, a tranché comme suit : « Considérant que M. ROUILLAN a exprimé une opinion sur les faits pour lesquels il a été condamné, fût-ce avec ambiguïté que le commentaire, d’ordre plus général dont il a complété ses propos concernant l’impossibilité de tirer de l’expérience un vrai bilan critique, n’a pas levée […] ; qu’en tout état de cause, la réponse de M. Rouillan à la question précise du journaliste ne peut apparaître aux victimes de cet acte, protégées au premier chef par l’interdiction transgressée, que comme l’expression publique de son opinion sur les crimes commis ; que les propos de M. Rouillan constituent une violation de l’obligation de la semi-liberté qui lui avait été accordée pour une durée d’un an à compter du 17 décembre 2007 ; qu’il convient de confirmer le jugement du tribunal de l’application des peines qui a prononcé le retrait de la mesure.[12]»

Voilà un exposé des faits qui fournit quelques éléments de comparaison sur la palette des raisons qu’au cours de la vie d’un même individu l’État invoque pour l’envoyer derrière les barreaux ; et sur le rôle des médias dans ce processus. On pourrait aller plus loin dans la comparaison en regardant le traitement par nos justices des crimes politiques selon que l’État et les multinationales en sont les cibles ou les commanditaires[13]. Mais cela nous mènerait trop loin : on verrait reparaître les fantômes de Maurice Papon et de quelques grands patrons condamnés pour collaboration (comme ceux de Michelin et de L’Oréal ou des principales banques) toujours en poste après la Libération. On croiserait aussi les officiers bien vivants de l’OAS, qui, après une série d’amnisties, bénéficient désormais – grâce à l’article 13 de la loi du 23 février 2005 – d’une indemnisation pour compenser l’absence de leurs cotisations de retraite durant leur exil forcé ou leur emprisonnement. On ne s’arrêterait plus ! Rapportons simplement cette question qu’un journaliste (encore) eut l’ingénuité de poser à Gérard Miller lorsqu’il participait à la campagne de libération des militants d’Action directe : « Auriez-vous eu le même sursaut de commisération si les militants en question avait appartenu à l’extrême droite ? » À quoi l’ancien militant maoïste répondit : « Pour que je réponde à cette question, il aurait fallu que l’État vienne lui-même mettre à l’épreuve l’étendue de ma miséricorde en matière de répression antifasciste. Est-ce notre faute si l’on est obligés de constater que, depuis des lustres, les criminels d’extrême droite ont été libérés plus vite que leurs ombres ? Est-ce ma faute si je n’ai jamais eu le temps, hélas, de me mobiliser pour réclamer leur libération ?[14]»

Cette affaire n’est pas seulement l’occasion d’une leçon d’histoire. Elle illustre aussi la substitution en cours d’une justice imparfaite par une justice d’exception – et donc exceptionnelle : la « justice anti-terroriste », qui s’apprête à devenir la norme. Sur ses conditions d’exercice, citons pour référence un extrait du communiqué du Syndicat de la magistrature (26 novembre 2008) : « En se livrant, sous haute pression médiatico-politique, à l’exégèse des propos de Jean-Marc Rouillan pour justifier sa réincarcération, la justice “anti-terroriste” a scellé la singularité de son positionnement judiciaire : être une justice d’exception pour rendre des décisions d’exception. L’affaire “Rouillan” illustre les risques de dérive d’une justice qui opère un contrôle particulièrement sévère et pointilleux des obligations imposées dans le cadre des aménagements de peines. En effet, ce contrôle est sans commune mesure avec les pratiques courantes des juges de l’application des peines qui s’attachent généralement à privilégier les capacités de réinsertion des condamnés ou les risques réels de récidive. »

Dans un texte de soutien diffusé fin novembre 2008, l’écrivain Peter Handke met en relation la nécessité du témoignage, le besoin de comprendre et la paix civile : « La révocation [… de la semi-liberté de Jean-Marc Rouillan] “empêche” un “vrai bilan critique” dont a besoin […] toute personne qui trouve urgent de savoir comment la violence arrive, comment elle essaie de se justifier et, finalement, comment elle est fructueusement critiquée par ceux qui l’ont commise. On ne peut pas provoquer ce bilan par un acte totalitaire comme cette révocation, en ajoutant une autre violence à la violence. »

Jean-Marc Rouillan ne disait rien d’autre dans l’interview qui l’a ramené en cellule. Interdire un témoignage relève de la censure et favorise l’histoire officielle. Pour un historien, l’intelligibilité critique d’un événement ne peut pas se passer d’une confrontation des sources. Et les livres de Rouillan nourrissent la compréhension des modalités de radicalisation des engagements politiques. Mais il n’est sans doute pas dans l’intérêt d’un pouvoir d’autoriser la visibilité des processus qui remettent en cause sa légitimité. Surtout quand ceux-ci prennent la forme d’un engagement révolutionnaire. D’un livre à l’autre, Jann-Marc Rouillan témoigne de la manière dont ses compagnons et lui s’inscrivent dans l’histoire : de la Commune de Paris (1871) à la désobéissance des soldats de la Première Guerre mondiale et de la Résistance au Mai 68 français ; avec un référence privilégiée à la guerre d’Espagne, prolongée par la lutte contre le franquisme.

Le deuxième volume De mémoire de Jann-Marc Rouillan a pour première ambition de participer à un bilan critique.

Extrait de l’« Avant-propos de circonstance » à De Mémoire (2). Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone, Agone, 2009. ——

Notes