Au jour le jour

Panem et circenses

Il importe que les classes dominantes, si elles veulent conserver la reconnaissance (au double sens du terme) de la masse des dominés, concèdent à celle-ci une forme de « minimum vital ». C’est là une nécessité structurale pour reproduire les rapports de domination sans recourir systématiquement à la violence et à la terreur.

Généralement, pour la plupart des dominés, l’ensemble, historiquement variable, des biens et des services constituant ce minimum, apparaît comme un dû, incompressible autant qu’inconditionnel.

C’était déjà au fond ce que soulignait le poète satirique latin Juvénal (65-128), quand il reprochait à la plèbe de la Rome impériale, de ne plus réclamer que « du pain et des jeux » (panem et circenses). On sait comment les empereurs successifs, pour s’assurer un minimum de paix civile, dans un empire de plus en plus troublé et difficile à gérer du fait de son étendue et de sa diversité mêmes, ont été conduits à pérenniser une forme d’assistance sociale, très coûteuse, en particulier à Rome, au bénéfice des classes populaires de la capitale complètement écartées des affaires publiques. C’est l’ensemble de ces prestations sociales gratuites (telles que l’« annone », ou distribution régulière de céréales, et l’organisation de spectacles grandioses au cirque) que résumait la formule de Juvénal. Il est clair qu’aux yeux du satiriste et sans doute de son public aisé et cultivé, l’homme de la rue à Rome, le citoyen plébéien, avait abdiqué tout esprit de responsabilité civique, toute conscience politique, toutes ces vertus publiques et privées que les écrivains, magistrats et dirigeants de l’époque républicaine, de Caton l’Ancien à Cicéron, avaient exaltées comme les seules dignes du grand peuple romain. Le contexte de la célèbre formule est tout à fait explicite sur ce point : « Mais que fait la populace (turba) romaine ? Comme toujours, elle se range du côté des gagnants, et se détourne haineusement des perdants. Depuis qu’il n’y a plus personne pour lui acheter ses suffrages, elle se désintéresse de tout ; elle qui autrefois distribuait le pouvoir, les faisceaux, les légions, enfin tout, elle ne s’en préoccupe plus et ne désire plus que deux choses : du pain et des jeux » (Satires, X, 81). Le ton de Juvénal trahit le mépris qu’il éprouve pour une plèbe qui s’accommode de sa dépossession et de son avilissement. Selon toute vraisemblance, une part de ce mépris s’adresse à un régime et à une époque de décadence qui ont réduit la fière population romaine d’ « autrefois » à cet état de troupeau d’assistés.

On ne peut manquer d’être frappé par la ressemblance entre cette époque lointaine de l’Antiquité latine et la situation actuelle dans les sociétés occidentales dites « démocratiques », tant il est constant que la préservation de la paix civile continue à reposer fondamentalement sur une politique de redistribution au goutte-à-goutte, par le gouvernement des riches, sous forme d’allocations et subsides divers, juste assez ciblés et dosés pour répondre, surtout en période de récession et/ou de chômage, aux besoins les plus criants des masses populaires et désamorcer leur grogne.

L’idée que les classes dirigeantes ont toujours su domestiquer le peuple et « acheter » sa reconnaissance (et « ses suffrages ») trouve sa vérification aujourd’hui comme hier et les illustrations en sont si nombreuses et si évidentes qu’on est en droit de considérer cette méthode de fabrication du consensus comme une donnée intrinsèque du fonctionnement des pseudo-démocraties bourgeoises.

Juvénal, de retour parmi nous, dans l’empire des multinationales, n’aurait pas grand-chose à changer à sa formule, si ce n’est remplacer le pain et les jeux du cirque, par le Big Mac, le foot et la télé. La grande différence c’est qu’aujourd’hui, pour se remplir l’estomac et se lessiver le cerveau, les pauvres doivent payer de leur poche. Rien n’est plus gratuit, mon bon monsieur, c’est ça le progrès capitaliste ! Et les peuples européens, apparemment, en raffolent.

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de décembre 2009. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).