Au jour le jour

Lettre d’Ouchronia

Un de mes correspondants m’a envoyé d’Ouchronia, une petite République des antipodes, la lettre qui suit...

« Cher ami,

Que vous êtes heureux et comme nous vous envions, vous, Français, d’être si admirablement gouvernés, par des dirigeants si honnêtes, si désintéressés, si pleins de justice et d’humanité, à l’image de toutes vos merveilleuses élites.

Ici, en Ouchronia, il en va tout autrement, hélas ! La Grande Révolution, que nos aïeux ont faite au XVIIIe siècle pour instaurer la démocratie, n’est plus qu’un événement tellement lointain que pour la plupart de mes concitoyens, elle pourrait aussi bien s’être déroulée au paléolithique et dans le Monomotapa. Au fil du temps, le peuple a été dépossédé non pas de tous ses droits, dont les plus fondamentaux sont encore formellement dans la Constitution, mais de la capacité de les faire appliquer réellement dans la vie quotidienne. Tous les moyens sont en effet tombés aux mains des plus riches qui accaparent l’Avoir, le Savoir et le Pouvoir dans tous les domaines, de sorte qu’ils décident souverainement de tout. Notre régime effectif est celui d’une oligarchie ploutocratique, c’est-à-dire, en termes plus ordinaires, la dictature des riches. Mais, fort habilement, les puissants ont conservé une façade démocratique à l’exercice de leur omnipotence : il leur suffit pour cela de faire ratifier par les urnes le « choix » de candidats et de programmes également favorables aux riches, donnant ainsi l’onction du suffrage universel à ce qui n’est qu’une mascarade. L’immense majorité de mes compatriotes s’accommode de ce simulacre rituel, et s’imagine avoir encore son mot à dire dans la conduite des affaires. En fait, ils sont d’autant moins portés à protester contre leur servitude qu’ils se sont plus longtemps bercés de l’illusion de pouvoir consommer toujours davantage et faire la fête leur vie durant, sans autre souci.

En ce moment néanmoins, on voit se multiplier les explosions de colère chez les simples salariés qui sont évidemment les plus durement touchés par les effets de « la crise ». Dans l’indignation de leur révolte ils vont parfois jusqu’à enfermer des patrons et des cadres dans leurs bureaux. Ce crime de lèse-majesté patronale fait frémir d’horreur tous les bien-pensants du pays. « C’est la Révolution ! » disent certains en blêmissant, avant de transférer leurs avoirs en Suisse. Et sans doute, jamais depuis des décennies la situation ne fut aussi propice à une prise de conscience par les travailleurs de la nocivité du système qui les exploite et les ruine, et de la nécessité d’y mettre un terme. Mais que croyez-vous que réclament tous ces gens dont l’immense labeur est la vraie source des richesses, et qui pourraient légitimement revendiquer tout le bénéfice de leur travail au lieu de laisser les patrons et les spéculateurs s’en emparer gloutonnement ? Ils ne réclament rien de plus que ce que leurs spoliateurs ne cessent de leur refuser : une petite augmentation de leur misérable salaire, cent fois, mille fois moins importante que celle que s’octroient royalement leurs grands managers ! Ils quémandent un petit coup de pouce au lieu de donner un grand coup de balai ! Ils demandent l’aumône au lieu d’exiger leur dû ; ils tendent la sébile au lieu de brandir un fouet ! Ils mendient un peu de « pouvoir d’achat » au lieu de s’emparer du pouvoir tout court. C’est à pleurer.

Peut-être imaginez-vous que les représentants de la « gauche » politique et syndicale institutionnelle qui sont censés défendre les petites gens se sont dressés pour s’emparer des revendications des travailleurs exaspérés et désespérés, dénoncer les causes profondes de leur mal et proposer des solutions radicales ? Détrompez-vous ! Ce ramassis d’imposteurs libéraux-socialistes s’ingénie au contraire à euphémiser la situation et à stériliser la colère des exploités afin que tout rentre dans l’ordre sur de vagues promesses et engagements que les puissants ne tiendront évidemment pas.

Ah, ce n’est pas en France, chez les héritiers de 1789, de 1848, de la Commune et du Front populaire, qu’on verrait des petits salariés dépouillés et méprisés hisser sur le pavois des salopards de droite et de gauche qui les roulent pareillement dans la farine ! Saluez donc de ma part les glorieux travailleurs français ! »

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de juin 2009. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).