Au jour le jour

La sous-traitance comme mode de gouvernement est un scandale

Beaucoup de tâches doivent revenir aux fonctionnaires fédéraux. En 1984, l’industriel conservateur J. Peter Grace expliquait à qui voulait l’entendre pourquoi le gouvernement était une institution si ruineuse. L’une des raisons sur lesquelles il insista dans un chapitre sur la privatisation, c’est que « les entreprises dirigées par le gouvernement ne sont pas stimulées par la concurrence du marché, laquelle seule permet l’efficacité et limite le gaspillage. Ceci vaut la peine d’être répété encore et encore, écrit-il, parce qu’il s’agit d’une vérité profonde et fondamentale ».

Et cette vérité, on ne cessa en effet de la marteler. Grace la claironna dans les recommandations de la fameuse commission Grace, instituée par le président Ronald Reagan pour éplucher les dépenses gouvernementales et chercher le moyen de faire des économies. Elle fut reprise en chœur par les ténors des deux partis politiques, répétée inlassablement par tous ceux qui avaient eu la révélation de l’omniscience quasi divine, martelée jusqu’à ce que sa véracité soit définitivement hors de doute. Confiez les programmes gouvernementaux au privé et vous obtiendrez innovation, efficacité et flexibilité.

La seule litanie aujourd’hui porte sur l’ironie tragique de tout ceci. Dire que nous avons célébré les noces de la sécurité sociale et des contractants privés sous les auspices d’une rationalisation censée le moteur d’une croisade pour l’efficacité ! Et dire que c’était censé faire maigrir le gouvernement ! Alors que la présidence de M. Bush tire à sa fin, on peut avancer sans risque de de se tromper que la vérité se situe plutôt à l’opposé. Paré de son MBA Master of Business Administration, ce Président s’installa à Washington bien décidé à faire triompher les vérités du « gouvernement de marché ». Il distribua les bons points aux agences fédérales en fonction de leur degré d’avilissement à la doctrine de la « gestion compétitive ». Et, comme chacun sait, il gonfla le budget des dépenses fédérales jusqu’à atteindre des records inégalés, sans pour autant que n’augmente le nombre des fonctionnaires employés par le gouvernement. Ces dépenses bénéficièrent par contre aux contractants privés, dont les employés devinrent en 2005 quatre fois plus nombreux que les fonctionnaires traditionnels, selon les estimations de Paul Light de l’université de New York. Si on prend par exemple une seule catégorie de services financée par l’Etat, le budget des services de renseignements, il semblerait que 70 % des dépenses fédérales vont dans la poche de consultants privés, d’après le journaliste d’investigation Tim Shorrock, auteur de Espions à louer. Le monde secret de la sous-traitance dans les renseignements[1].

Aujourd’hui, partout à Washington, les sous-traitants travaillent aux côtés des fonctionnaires, et ils sont souvent bien mieux payés. Il existe des séminaires où vous pouvez apprendre à profiter de la sous-traitance, à minimisez l’impact de vos concurrents et à maximiser les profits extorqués à ce bon vieil oncle Sam aux poches pleines. (« Pourquoi ne pas rejoindre le club et bénéficier vous aussi de cette poule aux œufs d’or? » proclame un e-mail publicitaire reçu hier, et loin d’être le premier.) Danielle Brian de « Project on Government Oversight », un observatoire indépendant basé à Washington DC, m’a dit : « Il y a même des consultants dont la seule fonction est d’imaginer des services que le gouvernement pourrait vouloir leur acheter. Ce qui est pathétique, c’est que souvent celui-ci les écoute - un peu comme un gamin qui regarde une pub pour des céréales. »

Pour autant, la nécessité de certaines sous-traitances n’est pas contestable. Mais ces dernières années, il est devenu impossible d’ouvrir un journal sans voir un de ces consultants au bras long, rémunéré de façon obscène, infligeant une débâcle colossale au contribuable : des consultants sabotant l’occupation de l’Irak ; d’autres à la double casquette naviguant du Homeland Department for Security au secteur privé ; d’autres encore qui se vantent de leur bonne fortune suite au passage de l’ouragan Katrina.

À son comble, la contractualisation nous offre des épisodes aussi savoureux que celui du programme de modernisation des garde-côtes américains, le Deepwater Program. Le gouvernement ne s’était pas contenté de commander une nouvelle flotte à des entrepreneurs privés, mais leur avait abandonné tout le processus de A à Z. D’après le New York Times, la raison s’en trouve dans les armées de lobbyistes déployés par les contractants qui réussirent à convaincre le Congrès de débourser des sommes telles que les garde-côtes n’auraient jamais pu en obtenir. Ces milliards cavalièrement attribués, vint, en 2006, l’épilogue prévisible : les contractants fournirent des radios qui n’étaient pas étanches et des navires qui ne tenaient pas la mer.

De plus, ce type sous-traitance réduit la capacité du gouvernement à rendre des comptes au public. Rappelez-vous par exemple l’insolente réponse d’Erik Prince, PDG de Blackwater[2], interrogé au sujet des bénéfices de son entreprise lors d’une audience par la commission des finances de la Chambre en 2007, et par ailleurs tant célébrée : « Nous sommes une entreprise privée, et il y a dans cette appellation un mot-clé : privée. » Donc vous et moi, nous n’avons aucune raison d’en savoir plus. Ni sur les bénéfices de Blackwater, ni sur les effets de tout cela sur le travail des fonctionnaires fédéraux, ni sur ce qui se passe dans les autres secteurs de ces industries géantes à qui nous avons confié nos affaires.

De son côté, le candidat élu Barack Obama semble conscient du problème. Il a promis de publier les sommes dépensées par les contractants en matière de lobbying et de « réformer », d’une façon générale, le système de la sous-traitance. Mais il faut faire bien plus. Ce que M. Obama doit nous offrir, c’est une commission Grace à l’envers, chargée de faire une histoire complète du gouvernement par sous-traitance. Le temps est venu de la responsabilité la plus large devant le contribuable, et seul le gouvernement peut être ainsi responsable. Il est temps pour le gouvernement d’assumer des responsabilités à grande échelle. Et ça, c’est une tâche qui ne peut pas être sous-traitée.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 26 novembre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes