Au jour le jour

Le mouvement conservateur n'est pas encore mort

Les Libéraux ne devraient pas se réjouir trop vite

Je n'ai jamais été fan de la démarche consensuelle professée par Barak Obama. Selon moi, lors du Congrès Démocrate de 2004, son fameux vœux de mettre fin au clivage entre État républicain et État démocrate était honorable mais niait l'évidence : ce n'est pas une démonstration unilatérale d'amour fraternel qui mettra un terme aux guerres culturelles. Si ces guerres font rage depuis 1968, c'est parce qu'elles ont aidé les Républicains à gagner les élections. Pour les Démocrates, les prier poliment de cesser enfin ce jeu était presque aussi efficace que d'inviter Genghis Khan à boire le thé.

Ce qui pourrait mettre fin aux guerres culturelles découle directement de la rhétorique pseudo populiste qui leur a servi de matrice. Au lieu d'une confrontation entre « Amérique profonde » péquenaude et « élite libérale » snob, les Démocrates devaient se placer au cœur du sujet, le conflit opposant un public assoiffé de justice à un système économique qui produit des rapaces.

Les « Nouveaux Démocrates » ont toujours eu du mal à prendre en compte les classes, car elles sont selon eux secondaires et génératrices de conflit ; mais 2008 a remis la « politique à papa » en vogue. Une série de facteurs se sont combinés pour faire de l'hystérie dépressionnaire la névrose de l'année : on avait vu la bourse et les banques d'investissement s'effondrer et l'indécence des récompenses attribuées aux dirigeants, responsables de nous avoir ruinés, n'avait échappé à personne. Quand votre prêt hypothécaire prend l'eau et que vos voisins se font expulser de chez eux, la nécessité de partir en croisade contre des généticiens arrogants inventeurs d'OGM passe soudain au second rang.

Bien entendu, la réponse républicaine fut de redoubler de rhétorique vertueuse autour des griefs des états rouges, et de noyer le débat, une fois de plus.

La campagne de John MacCain ne fut pas seulement une enième offensive de la guerre culturelle, mais une mascarade haute en couleurs, démesurément grotesque dans ses moindres détails, et complètement coupée du quotidien des Américains auquel elle prétendait rendre hommage de façon extravagante. Pour emprunter les mots utilisés par l'historien Johan Huizinga dans sa description du Moyen Âge tardif, cette campagne ressemblait à un fruit « un peu trop mûr ». Elle présentait une vision de l'Amérique semblable à une peinture de Norman Rockwell, où tous les personnages portent le drapeau américain à la boutonnière et pleurent à chaudes larmes la trahison de leur chère patrie.

Cette campagne hurlait à pleine voix ce que les précédentes campagnes républicaines se contentaient de murmurer ; ce qui avait été confiné aux confins les plus enfiévrés du mouvement occupait désormais le centre de la scène. Au discours républicain traditionnel sur l'Amérique profonde se substitua l'« Amérique réelle » de Sarah Palin, ses chefs de campagnes spéculant sur où commence et finit précisément cette réalité. Les adresses à la classe ouvrière auxquels on était habitué se transformèrent en « Joe le Plombier » et à une ribambelle de caricatures réactionnaires. On qualifia de « socialisme » une allusion peu inspirée d'Obama sur la progressivité de l'impôt, puis on spécula sur ses tendances anti-américaines, en la personne de la Républicaine du Minnessota, Michele Bachmann. On en vint presque à regretter les stratégies de campagne bon-enfant quand, pour démontrer l'élitisme démocrate, il suffisait d'allusions perfides à l'appétit pour la roquette.

Depuis des décennies, la dénonciation du biais des médias est à l'évidence un thème chéri de la droite, mais, exception faite de Spiro Agnew[1], ce thème restait périphérique et n'était pas endossé par l'état-major du mouvement. La campagne de John McCain, qui reposait sur les médias comme jamais depuis des années chez les Républicains, fit son miel de ce thème remis à l'ordre du jour. L'impayable Mme Palin alla jusqu'à se persuader que la presse violait ses droits au titre du Premier Amendement quand elle se permettait de la critiquer, et les foules républicaines redécouvrirent la joie de huer les médias.

On changea aussi la musique. Alors que les chants de campagne sont habituellement d'innocentes bluettes, Mme Palin fut accompagnée dans sa pêche aux voix par Hank Williams Junior vociférant un hymne anti-médias - « la tradition MacCain-Palin » - face auquel « Okie from Muskogee » de Merle Haggard[2] passerait pour un poème au symbolisme délicat. Cette chanson est sans doute la première à parler de la crise financière, et c'est sûrement la seule à utiliser une guitare acoustique langoureuse pour adoucir l'appel à l'impunité en faveur des « banquiers » coupables d'avoir accordé de « mauvais prêts ». Que M. Williams soit présenté sur son site web comme « la voix de l'homme ordinaire » ne fait que renforcer la fantasmagorie gothique de cet avènement.

Si on met cette campagne présidentielle à l'arrière plan pour braquer l'objectif plus généralement sur le Washington conservateur, on constate la même décadence, les mêmes contradictions exacerbées, qui sont devenues récemment trop énormes pour pouvoir continuer à être dissimulées sous le tapis.

Il faut bien reconnaître que le mouvement conservateur s'imposa à Washington sous la bannière de la « réforme », mais s'empressa de céder le Congrès aux lobbyistes et fit entrer les industriels dans nombre d'agences de régulation qui contrôlaient ces industries. Le mouvement clamait vouloir contrôler les dépenses publiques et sous-traita à grands frais toutes les politiques publiques qu'il put. Il se targua d'être expert en économie mais ne vit pas la bulle immobilière sur le point de lui éclater à la figure. Il considéra Les Iles Marianne du Nord[3] comme le symbole de la liberté humaine et professa l'idée que Tom DeLay[4] était un homme intègre. Mais tout ceci est le récit d'un déclin, et pas nécessairement d'une chute. Les Conservateurs ont bien le droit de se raconter que ce sont des emprunteurs insolvables qui ont ruiné Wall Street. Mais nous les Libéraux, nous n'allons pas nous raconter que quelques stupides banquiers ont coulé le mouvement conservateur. Ce mouvement va refaire surface, et de grands combats nous attendent.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 5 novembre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    Vice-Président des Etats-unis sous Nixon (de 1969 à 1973). Pourfendeur des médias supposés hostiles à la guerre du Vietnam. [nde]

  • 2.

    Cette chanson date de la Guerre du Vietnam et donne le point de vue caricatural d'une cité conservatrice face au mouvement anti-guerre. [nde]

  • 3.

    « Territoire associé » aux Etats-Unis, conquis en 1944. Cet archipel est situé dans un point stratégique du pacifique. [nde]

  • 4.

    Homme politique américain et membre puissant du parti républicain, inculpé en 2005 de conspiration criminelle par une cour texane. (source : Wikipedia)