Au jour le jour

Autrefois recherché par le FBI, mon ami Bill Ayers est aujourd’hui un citoyen modèle

L’expression « Brandir la chemise sanglante » fut utilisée pour caractériser la stratégie démagogique classique de la fin du XIXe siècle alors que le souvenir de la guerre de Sécession restait vivace et que les fidèles des deux partis pouvaient encore être appelés à « voter comme ils avaient tiré ». Les années passant et le souvenir de la guerre s’estompant, la chemise se fit de plus en plus dégoulinante de sang et son usage de plus en plus frénétique.

En 1896, les démocrates se choisirent William Jennings Bryan pour candidat à la présidence, un homme qui, né en 1860 et ayant donc raté la guerre de Sécession, semblait menacer le consensus politique de l’époque. Les maîtres d’œuvre de la campagne républicaine répliquèrent en organisant, pour les généraux de l’Union restés en vie, une tournée de conférences à travers le Midwest. Ces vétérans parcouraient les États où avaient eu lieu les combats dans un train spécial arborant des bannières patriotiques, des photos du candidat républicain William McKinley, et du slogan « Contre l’anarchie et le reniement ».

Aujourd’hui, la stratégie démagogique classique s’appuie sur les guerres culturelles qui transforment l’affront le plus minime en monstrueux scandale. La rancœur lointaine que chaque plainte tente de raviver remonte, bien entendu, aux années 1960 et à leur cortège de manifestations pacifistes, d’émeutes urbaines et de culture-jeune embarrassante qui sont à l’origine de notre grand virage à droite.

Cette année, les démocrates se sont choisi Barack Obama pour candidat, un homme qui, né en 1961, a donc très largement ignoré notre guerre civile culturelle. Les maîtres d’œuvre de la campagne républicaine cherchent désespérément à l’impliquer dans cette vieille guerre de la manière la plus grotesque.

Depuis des jours et des jours, la campagne présidentielle républicaine consacre pratiquement tout ce qui lui reste de capital politique à mettre en avant la participation d’Obama à différentes associations aux côté de Bill Ayers, ancien membre des Weathermen [1] qui, en son temps, posa des bombes et formula des opinions absurdes à l’époque de la guerre du Vietnam. Certains, à droite, semblent penser que M. Obama n’est qu’une marionnette entre les mains de Bill Ayers ; tandis que d’autres se contentent de souligner que les liens entre les deux hommes reflètent le laxisme de M. Obama en matière de terrorisme… Sans doute est-il également laxiste en matière d’anarchie et de reniement.

Étant un ami personnel de Bill Ayers, je peux personnellement attester de la totale absurdité de tout cela. De fait, je l’ai rencontré exactement de la manière dont Obama dit l’avoir fait de son côté : il y a dix ans, M. Ayers était, dans la région de Chicago, assez calé en matière de collecte de fonds. Je n’y connaissais rien et j’avais besoin d’apprendre. Un ami m’a adressé à Bill.

Bill a de très nombreux amis, sans doute parce qu’il est devenu un serviteur dévoué de la cause de plus démunis que lui ; parce qu’il ne refuse jamais son aide à ceux qui la lui demandent et parce qu’il est bon, aimable et même humble. Ces mêmes qualités morales qui furent célébrées si bruyamment au premier jour de la Convention républicaine du mois de septembre.

M. Ayers est professeur de sciences pédagogiques à l’University of Illinois de Chicago (UIC), où son travail est fort apprécié de ses collègues de tous bords politiques. Herbert Walberg, grand défenseur des bons éducatifs et collaborateur occasionnel de la Hoover Institution, m’a confié qu’il juge que M. Ayers est un « collègue sérieux, au sens professionnel du terme ». Bill Schubert, qui dirigea le département Formation et Pédagogie de l’UIC durant des années, a une telle estime pour Bill Ayers que, devant les attaques récentes dont il a fait l’objet, il a dressé la liste complète de tous ses livres, articles de presse, conférences et discours programme. Bill Ayers s’est investi dans un nombre incalculable d’associations et fut plusieurs fois distingué par différents prix. Il se porte systématiquement volontaire pour tout et s’il fut à une époque recherché par le FBI, il est entre temps devenu un si bon citoyen qu’il pourrait aussi bien être nommé scout à titre honorifique.

Je ne cautionnerai nullement ici les agissements d’Ayers à l’époque des Weathermen ; pas plus que je ne déblatèrerai avec ceux qui pensent qu’il ne montre pas suffisamment de remords. Dans ses mémoires, parues en 2001, il exprime régulièrement des regrets mais son style manque du caractère abject que notre culture apprécie tant.

En revanche, je tiens à souligner que, dans sa hâte à condamner un homme simplement en raison de ses liens avec Bill Ayers, le parti républicain est en train de faire de l’élection à venir le plus grand procès de masse de l’histoire si l’on songe à tous ces professeurs et toutes ces bonnes âmes qui vont comparaître pour répondre d’agissements vieux de quarante ans. On trouvera également sur le banc des accusés la démoniaque cité de Chicago [2] qui décerna, il y a quelques années de cela, le titre de « citoyen de l’année » à Bill Ayers. Dégainez l’ouragan Katrina et pointez le vers le Lac Michigan !

La campagne de Mccain a longtemps beaucoup insisté sur son courage et son honorabilité. Désormais elle destine ses coups les plus bas à un homme qui ne représente aucune menace concrète pour le pays, qui n’a aucun rapport avec la question électorale du jour et qui ne pourra ni ne voudra se défendre. Ce qui en fait, semble-t-il, une irrésistible cible.

Cette stratégie peut être décrite de bien des façons, mais elle ne répond certainement pas au principe selon lequel « Le pays passe avant tout » [3]. Au moment où le pays veut voir sa confiance et ses espérances restaurées, les responsables républicains ont au contraire décidés de brandir de nouveau la chemise sanglante. Décision des plus abjectes.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 15 octobre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes