Au jour le jour

Les révolutionnaires du bar du Vallon

En condition de semi-liberté, Jann-Marc Rouillan livre ici un de ses portraits de huis clos groupusculaires destiné à inaugurer une « Chronique de semi-liberté » pour le mensuel de critique sociale CQFD, qui seront plus tard rassemblé dans le recueil ''Chroniques carcérales. 2004-2007'' (Agone, 2008) .

« Si CQFD n'existait pas, ça me ferait une belle jambe de bois ! » Nino est comme beaucoup de nouveaux « radicaux ». Pour eux, il n'y aurait plus de canard de contre-info, plus d'organisation (même unicellulaire), plus de militants (bah... que des nuls !), plus de critique, plus de social, plus de classes. Il n'y aurait plus rien... Il s'en trouverait plutôt bien. Pour Nino, tout a été dit. Ecrit. Critiqué. Dénoncé. Enquêté. Il sait tout, d'ailleurs c'est pour cela qu'il est radical. Enfin radical dans son quartier, un quartier où se regroupent pour l'apéro et la dernière bière tous les véritables radicaux. Ceux de la ville, des alentours, et ceux de passage. Des radicaux comme lui, qui sont contre tout type d'organisation, les militants, la critique sociale et la lutte des classes... Plus radicaux, tu meurs. Un seul pas de plus à gauche et c'est la cime de l'Everest : tu manques d'oxygène et de bière...

« Il n'y aurait plus CQFD, on n'aura plus à le voler ! » La tablée se tord de rire. Au bar du Vallon, on rigole de tout, c'est bien connu. Car on sait. On sait par exemple que les gamins des quartiers à l'ouest de la grande ville sont des islamistes et des vendeurs de chichon. Qu'ils sont infréquentables. Qu'ils sont des racistes anti-blancs... Quant à ceux qui se battent encore et dont on lit les aventures dans les journaux, ils sont toujours trop nationalistes ou trop gauchistes ou trop palestiniens. Au bar du Vallon, on sait aussi que les ouvriers ne sont que des gros beaufs. Quand ils s'organisent et se syndiquent, c'est pour détourner l'élan de la révolution qui vient. Une révolution radicale qui foutra tout par terre. Les clients du bar du Vallon savent aussi qu'ils seront indispensables à cet instant décisif. Eux sauront expliquer à tous, ce qu'il y a à faire. Et surtout à ne pas faire. D'ailleurs ils sont d'accords pour que le bar du Vallon soit officiellement proclamé comité central de la révolution. Mais attention, parce qu'ils sont contre l'usage de ce nom trop vieilli, ils fonctionneront donc comme tel, mais sans le titre.

Et si CQFD passe le cap, qu'il montre patte blanche, ils en feront leur Pravda. Un quotidien radical, capable de rappeler aux bons radicaux comment il ne faut pas s'organiser, ne faut pas être un militant (d'ailleurs tous les « putains de nuls », ils les élimineront d'une balle dans la nuque) et surtout ne plus être critique (contre la nouvelle radicalité triomphante bien évidemment !)

À cette heure et en toute logique, par décret, la lutte des classes aura bel et bien disparu. Et première décision votée à main levée (parce qu'au bar du Vallon, on est pour la démocratie directe et le conseillisme) : une nouvelle tournée !

Jann-Marc Rouillan