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L’étreinte mortelle du Parti républicain à l’Amérique profonde

Le fait que Sarah Palin, lors de la convention républicaine réunie la semaine dernière, ait ouvert son hommage à l’Amérique des petites villes par une citation anonyme de l’insurpassable champion du faux populisme, le belliqueux éditorialiste de droite, Westbrook Pegler, nous en apprend pas mal sur la vraie nature de cet hommage.

« Nous grandissons et devenons des gens biens dans nos petites villes, honnêtement, sincèrement et dignement », a affirmé la candidate à la vice-présidence, citant un « écrivain » anonyme – Pegler donc – qui a sans doute écrit cette mièvrerie alors qu’il n’était pas occupé à rédiger sa prose plus controversée. Ainsi que le signalait le New York Times dans sa notice nécrologique, en 1969, Pegler a, un jour, exprimé le regret qu’un assassin amateur se soit « trompé de cible » en voulant abattre Franklin Roosevelt .

Certes, on ne peut pas prouver que Mme Palin partage la soif de sang de Pegler – sauf peut-être quand il s’agit d’élans ou de loups. Néanmoins, le mythe de l’État rouge que Sarah Palin a repris pour un auditoire ravi doit plus à l’esprit venimeux de Pegler qu’à Norman Rockwell.

Les habitants des petites villes sont, selon Mme Palin, « ceux qui font les travaux parmi les plus durs d’Amérique ; font pousser ce que nous mangeons ; font marcher nos usines et mènent nos guerres. » Ils sont authentiques, ils sont nobles et elle en fait partie : « J’ai grandi avec ces gens ».

Pourtant, ce qui les caractérise vraiment, toujours selon Sarah Palin, ce sont leurs ennemis, ceux qui sont censés les « regarder de haut ». L’opposé du pays profond c’est la collection méprisable de snobs et de poseurs, « journalistes et commentateurs », lobbyistes et autres qui forment « l’élite de Washington ».

On imagine que les lobbyistes de Washington qui ont conçu la campagne pour la candidature présidentielle de John McCain ne sont pas visés par cette critique de Mme Palin. Comme ne l’est pas non plus l’ex-président de la Chambre des représentants, Dennis Hastert (devenu depuis « conseiller » du lobby Dickstein Shapiro) qui évoqua « les gens représentés par Sarah Palin au Parti républicain » en ces termes : « Leurs enfants ne vont pas dans les plus grandes universités. Leurs fils quittent le lycée et entrent dans l’armée pour servir notre pays. Leurs maris et leurs femmes ont deux emplois pour subvenir aux besoins de la famille. »

Pourtant, en général, quand des maris et des femmes ont deux emplois chacun ce n’est pas seulement par vertu, mais parce qu’un seul emploi ne rapporte pas suffisamment pour pouvoir s’en sortir. Les Américains moyens qui ont deux emplois ne dédaignent pas les grandes universités et ne s’engagent pas dans l’armée à la sortie du lycée simplement parce qu’ils ont des principes, même si beaucoup d’entre eux en ont effectivement. Non, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire autrement.

Quittez le pays imaginaire de la rhétorique des conventions politiques et vous découvrirez que l’Amérique des petites villes, ce lieu légendaire fait d’honnêteté, de sincérité et de dignité ne se porte pas si bien. En vous promenant à l’Ouest de Kansas City, vous trouverez des villes dont les magasins de la rue principale ont très souvent mis la clef sous la porte. Vous verrez des écoles et des hôpitaux fermés et vous entendrez parler de nappes phréatiques à sec et de dépopulation.

Vous finirez par vous demander comment cela a pu se produire. Serait-ce la faute d’Hollywood ? Les rues principales des petites villes américaines auraient-elles été détruites par ces fameux « journalistes et commentateurs » bardés de diplômes universitaires extravagants ?

Non. Cela fait des décennies que nous élisons des gens qui, comme Sarah Palin, protestent de leur amour et de leur respect pour le conservatisme populaire des petites villes et qui votent néanmoins systématiquement des lois favorables aux ennemis mortels de ces mêmes petites villes.

Sans jamais soulever la question des trusts, ils ont autorisé un impressionnant mouvement de concentration dans les différentes industries qui achètent les récoltes. Ils ont démoli le système « New Deal » de soutien aux prix agricoles pour lui substituer des programmes baptisés « Liberté de cultiver » et « Paiements compensatoires de prêts », réformes apparemment conçues dans un seul objectif : garantir que les grosses industries alimentaires paient au moindre coût les denrées qu’elles achètent. Dans les années 1970, le secrétaire d’État à l’Agriculture de Nixon, Earl Butz, se montrait bien plus direct sur la politique conservatrice vis-à-vis des petits fermiers en leur conseillant de « grossir ou de disparaître ».

Il y a quelques jours, je parlais politique avec Donn Teske, président du Syndicat agricole du Kansas et ancien membre du Parti républicain. Il reconnaissait que même si Barack Obama venait d’une grande ville, le syndicat ne lui attribuait pas moins la note 20/20 concernant ses votes au Congrès. John McCain, lui, s’en sortait avec un zéro pointé. « Tout fermier de la région des Grandes Plaines qui s’intéresserait aux votes de McCain sur les questions agricoles refuserait de voter pour lui », ajoutait Teske.

McCain est par ailleurs célèbre pour son franc-parler avec les ouvriers. Il leur annonce que leurs emplois ne reviendront jamais ; que le tout-puissant marché les a supprimés pour de bon et qu’il ne leur reste plus qu’à se recycler. En revanche, il semble croire qu’on peut facilement manipuler les habitants des petites villes. Il suffit de choisir une candidate à la vice-présidence qui sait dépecer un élan et tout sera oublié. Chassez-les de leur terre ; ruinez leurs villes ; abandonnez-les aux griffes de l’agriculture industrielle… et célébrez leurs valeurs. Les pontes de la télé s’extasieront sur votre simplicité et que la fête continue !

Thomas Frank

Wall Street Journal, 10 septembre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.