Au jour le jour

Le dernier effort des républicains avant de partir

Dans son œuvre majeure de 1938 sur la corruption politique intitulée The Politicos, Matthew Josephson évoquait pour ses lecteurs les derniers instants du 43e Congrès républicain, tenu au début de 1875. Même si le parti avait été donné battu par tous les sondages sous l’effet de ce que Josephson appelait un « grand mouvement populaire en faveur de l’augmentation de la masse monétaire », ses dirigeants s’empressèrent au contraire de faire passer un décret limitant l’offre monétaire.

Josephson remarquait alors que c’est davantage dans la défaite que dans la victoire que les politiciens « révèlent leurs vrais intérêts ». En cas de débâcle, on jette les masques et la véritable nature des choses envoie définitivement bouler les apparences charitables.

Une semblable atmosphère de désespoir plane sur Washington en cette dernière année de l’administration Bush. Les Républicains ont perdu la majorité au Congrès en 2006 et les élections de novembre 2008 s’annoncent mal. Même si le candidat du Parti républicain trouvait le moyen de l’emporter, ses faits d’armes en tant que sénateur ne laissent pas présager que son administration se montrerait aussi servile vis-à-vis du monde des affaires que celle qui se maintient actuellement au pouvoir. (Même si, en tant que candidat républicain à la présidence, McCain préférerait bien sûr que vous pensiez le contraire.)

D’où la panique actuelle. Tous les cadeaux que que le monde de l’entreprise souhaite recevoir et qui ne lui ont pas encore été accordés doivent immédiatement être pris en compte, peu importent les conséquences.

La Commission fédérale des communications (CFC) fournit une illustration des plus vivace du phénomène de 1875 évoqué par Josephson. Durant toutes les années de la présidence Bush, les responsables de la CFC ont fait pression pour qu’on assouplisse la législation sur la propriété dans le domaine des médias et fasse en sorte que les conglomérats qui contrôlent la presse et la télévision soient de moins en moins nombreux, de plus en plus gros et de plus en plus proches du pouvoir. L’opinion publique est très largement défavorable à ce processus. Pourtant, en décembre dernier, la CFC du président Bush est tout simplement passée à l’acte : joyeux Noël aux monopoles médiatiques ! En mai, le Sénat, scandalisé par ce passage en force, a voté une très exceptionnelle « résolution défavorable » à ce sujet susceptible d’annuler cette nouvelle législation de la CFC – si, bien entendu cette résolution défavorable était confirmée par la Chambre et ratifiée par le président Bush.

Il est d’autres situation où la course contre le temps a contraint les habituelles personnages de la scène de Washington à un étonnant renversement des rôles. Les associations professionnelles et autres lobbyistes du secteur industriel qui se battent ordinairement contre toute réglementation exigent désormais, comme l’a signalé Elizabeth Williamson dans le Wall Street Journal en mai dernier, que l’équipe Bush fassent voter – et tout de suite – de nouvelles lois favorisant leurs intérêts. En effet, le monde de l’industrie « s’inquiète de ce que pourraient faire les démocrates une fois parvenus au pouvoir et ne fait, en outre, pas grande confiance [à McCain] ». C’est pourquoi tous ces gens veulent régler cette affaire une bonne fois pour toutes avant que les hordes de barbares ne franchissent les remparts.

Prenons un exemple : l’industrie des biotechnologies, qui naguère guerroyaient inlassablement contre les « biogénériques » (copies bon marché de médicaments complexes déposés par les industries pharmaceutiques), a récemment changé son fusil d’épaule. Selon l’Associated Press, l’association professionnelle de cette industrie demande à présent que le Bureau de l’alimentation et des médicaments se voit conférer la mission d’approuver ou non les génériques et « souhaite parvenir à un accord le plus rapidement possible » (c’est-à-dire avant qu’Obama ou M. McCain ne prenne ses fonctions).

Cela explique également la surprenante révélation qui a frappé la Chambre de commerce américaine, le plus influent et le plus néfaste des lobbys de Washington. Par le passé, la Chambre de commerce a toujours cherché à limiter la marge d’application de la Loi sur les Américains victimes de handicaps. Aujourd’hui, cependant, elle accepte d’apposer son sceau sur un décret étendant les mesures protectrices de cette loi. Voici comment le vice-président de la Chambre de commerce, Randel Johnson, justifie ce raisonnement typique des intérêts privés : « Nous ne pouvons pas empêcher ce décret de passer alors il nous faut un compromis. »

De son côté, le président de la Chambre de commerce, Thomas Donohue, a déclaré le printemps dernier : « On va mettre un paquet d’argent sur la table pour nous assurer que nous avons assez de gens au Sénat pour faire obstruction le plus longtemps possible à ce décret. »

Étrangement, du côté de l’exécutif, on assiste à une panique totalement inverse. D’ailleurs, l’administration Bush semble même avoir anticipé la date de sa propre disparition. Les administrations sortantes mettent généralement les bouchées doubles au cours des derniers mois de leur existence, passant à toute vitesse toutes sortes de nouvelles lois. Pourtant, cette fois-ci, le secrétaire général de la Maison Blanche, Josh Bolten, a annoncé qu’aucune nouvelle loi ne serait votée jusqu’au 1er novembre. Cette administration paralysée cherche à atteindre un état de zen qui surpasserait celui de tous ses prédécesseurs.

Quoi qu’il en soit, cette volonté placide d’en faire le moins possible reste la marque des vraies allégeances de cette administration. Après tout, Bush & Co. ne se sont-ils pas constamment battu contre les législateurs pendant toute la durée de leurs mandats ? Guerroyant contre leurs propres experts et réduisant à néant le travail des agences fédérales… Au début de l’année 2008, par exemple, ils ont refusé les critères plus restrictifs de réduction des émissions d’ozone proposés par le Bureau de la protection de l’environnement. Les élections qui viennent leur fournissent simplement un prétexte pour fermer la boutique avant l’heure, pratiquer le « laissez faire, laissez passer » et imposer un veto généralisé sur l’ensemble du processus législatif.

Mais quid des parlementaires conservateurs eux-mêmes ? Ayant peu d’espoir d’assister à un sursaut du Parti républicain, ils estiment que c’est le moment où jamais de toucher les dividendes de leur soutien à l’industrie du lobbying. Vingt-huit parlementaires républicains ont d’ores et déjà annoncé, depuis les dernières élections, qu’ils se retiraient de la compétition. La retraite s’est transformée en débâcle et la petite fuite en véritable hémorragie.

Ainsi ces créatures du marché nous quittent-elles comme elles nous ont gouvernés : follement exaltées à leur poste un jour et courant trouver refuge chez les lobbyistes de K-Street le lendemain[1].

Thomas Frank

Wall Street Journal, 9 juillet 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    K Street est l’artère de Washington où de nombreux lobbys du pays ont leur siège. [ndt]