Au jour le jour

Les conservateurs et leur carnaval d’escroquerie

Je me demande si, à l’aube aux doigts de rose de notre ère conservatrice, tous ces évangélistes à la Adam Smith qui prêchaient pour un « gouvernement réduit » se doutaient le moins du monde qu’ils étaient en train de préparer le terrain à un personnage comme le trafiquant d’armes de 22 ans Efraim Diveroli ?

M. Diveroli – dont le visage vaguement hébété et la tignasse en bataille rappelle Jeff Spicoli, le perpétuel drogué du film de 1982, Fast Times at Ridgemont Highs – fut en 2007 l’improbable bénéficiaire d’un contrat d’armement destiné à nos alliés en Afghanistan.

Le hic, c’est que les armes qu’il leur a vendues étaient, disons, sérieusement problématiques. Vieux et en partie défectueux, le matériel venait de Chine, pays sous le coup d’un embargo sur les armes imposé par le Pentagone. M. Diveroli a été accusé de nombreuses infractions par un grand jury fédéral, dont une tentative de fraude à l’encontre du gouvernement.

Comment ce gosse tout juste autorisé à acheter de la bière a-t-il pu obtenir un contrat militaire de près de 300 millions de dollars ? C’est ce qu’il serait intéressant de savoir. L’histoire de M. Diveroli est peut-être celle qui attirera finalement l’attention du grand public sur le carnaval d’escroqueries, de gaspillage et de lucre qui caractérisent notre système de gouvernance par l’intermédiaire des sous-traitants. Peut-être cela nous persuadera-t-il, finalement, de demander à nos politiciens pourquoi ils payent une société militaire privée comme Blackwater pour faire le boulot des Marines et, pour s’occuper de la logistique de l’armée (où que celle-ci se rende), de l’entreprise Kellogg Brown and Root[1].

Et cela permettra-t-il peut-être également de remettre en cause l’une des doctrines les plus ancrées du gouvernement conservateur.

S’il est vrai que la sous-traitance a été célébrée par les grands penseurs des deux partis et qu’elle se pratique, sous une forme ou une autre, depuis les premiers jours de la république, la foi idéologique en cette sous-traitance est la signature des conservateurs au pouvoir.

À l’origine, cette doctrine fut ostensiblement justifiée par un souci d’économie et d’efficacité. Ainsi la fameuse « Grace Commission » de 1984 – qui permit à une armada de PDG en quête de gaspillage de mettre sens dessus dessous le gouvernement après avoir entraîné la fermeture de dizaines de ses agences – préconisait-elle de privatiser les activités fédérales pour faire des économies d’argent. Le gouvernement croulant sous le déficit, il devait, pour se sauver lui-même, sous-traiter ses missions aux entreprises.

Le principe idéologique était à peine voilé : tout ce que le « big government »[2] faisait, le secteur privé pouvait le faire mieux, moins cher et plus vite.

Il y existait en outre un autre principe de base (non-formulé celui-là) : Toute activité fédérale privatisée était une activité arrachée aux griffes de l’exécrable bureaucratie de Washington. Chaque dollar sous-traité était un dollar de moins pour les syndicats de fonctionnaires et un dollar de plus pour les entreprises amies, les lobbyistes ayant choisi le bon camp et les think tanks subventionnés par les entreprises.

Sous Georges W. Bush, cette idée a été poussée à une sorte d’extrême. Chacune de nos initiatives nationales de quelque importance – comme l’occupation en Irak, la reconstruction après le cyclone Katrina ou le département de la Sécurité intérieure [créé en 2002 en réaction aux attentats du 11 septembre] – fut en large part confiée au secteur privé. Aussi apprenons-nous régulièrement depuis que des fonctionnaires fédéraux ont quitté leur emploi pour faire le même travail auprès de sous-traitants mais pour le double de salaire.

On entend dire également que l’on tente de fermer ou de sous-traiter les organismes fédéraux chargés de surveiller les entreprises sous-traitantes. La semaine dernière, le New York Times évoquait les tourments endurés par l’un des principaux responsables de la politique des contrats au département de la Défense, qui déclare avoir commencé à nourrir de forts soupçons au sujet des dépenses impressionnantes et peu claires facturées par KBR en Irak. Après avoir menacé de suspendre les paiements à venir à cette entreprise – trop dure ! –, il s’est rapidement retrouvé hors du coup : l’Armée sous-traita son travail à une entreprise qui entérina les chiffres présentés par KBR.

Une chose est sûre en tout cas, concernant la sous-traitance des activités fédérales : ça n’économise pas d’argent. Un journaliste du Washington Post s’étant penché sur les contrats de la reconstruction après Katrina en 2006 a découvert que « la différence entre le coût réel des travaux et le prix facturé aux contribuables américains était de l’ordre de 40 à 1 700 % ». Pour réparer les toits endommagés des maisons avec des plaques de goudrons, certains sous-traitants facturaient au gouvernement 1,5 dollars la plaque de 30 cm2 mais les gens qui effectuaient concrètement le travail étaient payés moins de dix cents pour les poser. Qui empoche la différence ?

La privatisation constitue en outre un changement fondamental dans l’électorat devant lequel le gouvernement est responsable. Le journaliste Tim Weiner estime qu’en 2006 près de la moitié des gens qui travaillaient pour la CIA en Irak et au Centre national antiterrorisme étaient des sous-traitants, d’anciens employés de la CIA qui ne sont désormais plus responsables devant le gouvernement mais devant leurs employeurs. « Le spectacle de ces défections au beau milieu de la guerre pour se faire plus d’argent n’était pas rare à Washington en ce début de XXIe siècle », écrit-il dans son livre Legacy of Ashes [Héritage de cendres]. Selon lui, il existe un dicton qui circule chez les nouvelles recrues de la CIA : « Y entrer ; en sortir ; empocher l’argent. »

L’époque où les conservateurs hurlaient contre l’excès de réglementations et exigeaient toujours plus d’efficacité de la part de Washington semble appartenir à l’histoire. Quand ils ont finalement eu l’occasion de mettre leur théorie en pratique, les conservateurs ont au contraire construit le système le plus dilapidateur qu’on ait jamais vu.

Le temps est venu pour une nouvelle Grace Commission qui, celle-ci, enquêterait sur la sordide histoire de la privatisation dans ses moindres détails. Le président Barack Obama devrait en mettre une sur pied dès sa prise de fonction.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 25 juin 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    Cette filiale d’Haliburton (société de Dick Cheney) s’occupe de missions de conseils sur les marchés gaziers et pétroliers du monde entier. [ndt]

  • 2.

    Par « Big Government », les républicains désignent l’État fédéral tel que le gèrent les démocrates : un État social intrusif sur les questions de santé, d’éducation, de fiscalité, etc. [ndt]